Quel impact d’un gel du barème de l’impôt sur le revenu ?

par Pierre Madec. Le gel du barème de l’impôt sur le revenu a été évoqué récemment comme une piste potentielle de réduction du déficit dans un contexte de finances publiques plus dégradées qu’anticipées. Habituellement, le barème de l’impôt sur le revenu est indexé sur l’inflation ou sur l’évolution du revenu des ménages observée l’année précédente. Cette indexation vise à éviter que la hausse des revenus n’entraîne une augmentation plus que proportionnelle de l’imposition des contribuables. Dans les faits, ces dernières années, le barème de l’impôt sur le revenu a été le plus souvent indexé non pas l’évolution des revenus mais sur celle des prix. Cette indexation des seuils de l’impôt sur le revenu sur l’inflation s’est traduite par une hausse du taux apparent d’imposition sur le revenu dans un contexte où celui ci a crû plus rapidement que les prix…






L’investissement public

Compte rendu de la Journée d’études « L’Investissement public » du 15 décembre 2023 à Sciences Po Paris, dans le cadre du séminaire Théorie et économie politique de l’Europe, organisé par le Cevipof et l’OFCE.

Le séminaire « Théorie et économie politique de l’Europe », organisé conjointement par le Cevipof et l’OFCE (Sciences Po), vise à interroger, au travers d’une démarche pluridisciplinaire systématique, la place de la puissance publique en Europe, à l’heure du réordonnancement de l’ordre géopolitique mondial, d’un capitalisme néolibéral arrivé en fin du cycle et du délitement des équilibres démocratiques face aux urgences du changement climatique. La théorie politique doit être le vecteur d’une pensée d’ensemble des soutenabilités écologiques, sociales, démocratiques et géopolitiques, source de propositions normatives tout autant qu’opérationnelles pour être utile aux sociétés. Elle doit engager un dialogue étroit avec l’économie qui elle-même, en retour, doit également intégrer une réflexivité socio-politique à ses analyses et propositions macroéconomiques, tout en gardant en vue les contraintes du cadre juridique.

Réunissant des chercheurs d’horizons disciplinaires divers, mais également des acteurs de l’intégration européenne (diplomates, hauts fonctionnaires, prospectivistes, avocats, industriels etc.), chaque séance du séminaire donne lieu à un compte rendu publié sur les sites du Cevipof et de l’OFCE.

Intervenants : Jérôme CREEL (OFCE), Michel DEBROUX (avocat) et Christian DUBARRY (BPI France), Ulrike LEPONT (CEE, Sciences Po) et Francesco MARTUCCI (Université Paris-II Panthéon-Assas)

La perspective politiste : le renouveau des investissements publics dans le cadre de l’austérité

Ulrike Lepont, chargée de recherche CNRS en science politique, Centre d’études européennes et de politique comparée, Sciences Po, rappelle que la promotion de l’investissement public ne date pas du Covid-19, mais remonte au moins à la crise financière de 2008, qui marque une réaffirmation du rôle de l’État dans l’économie. Mais la promotion de l’investissement public prend une forme différente de celle de l’État keynésien, et ce à deux niveaux : d’une part, du point de vue des modalités de l’investissement et, d’autre part, en raison du maintien des politiques d’austérité.

Sur les modalités de l’investissement public, celles-ci s’appuient sur une logique de financiarisation, au niveau des instruments (prêts, garanties, prises de participation, avec le rôle croissant des banques publiques d’investissement) et au niveau de la volonté des pouvoirs publics d’enrôler les investisseurs privés dans leurs politiques d’investissement public (leveraging). Ces modalités renvoient à la figure de l’État investisseur qui se comporte sur le modèle d’un investisseur privé, avec des attentes fortes en matière de retour sur investissement.

Sur le maintien des politiques d’austérité, les politiques d’investissement public se déploient en parallèle de logiques d’austérité pour les domaines jugés comme ne relevant pas de l’investissement. L’investissement se voit ainsi érigé comme principal critère de légitimation de l’action publique et, en symétrie, comme critère de délégitimation de ce qui n’est pas considéré comme de l’investissement. L’investissement lui-même est conçu de manière restrictive : il se réduit pour l’essentiel à l’investissements productifs (politiques industrielles, R&D et recherche appliquée, et un peu de formation professionnelle) et délaisse une acception élargie de l’investissement, notamment pour les dimensions ayant trait au capital humain (santé, éducation…).

La perspective économique : la recherche d’une adéquation entre effets multiplicateurs et réforme du Pacte de stabilité

Jérôme Creel, économiste, directeur du département des études de l’OFCE, expose les deux grands types de défis auxquels sont soumis les investissements publics. Le premier défi : la transition écologique et la digitalisation de l’économie, qui réclament beaucoup d’investissements tant publics que privés (66 à 80 Milliards d’euros par an pour la neutralité carbone) et nourrissent beaucoup d’incertitudes sur le retour sur investissement. L’État joue alors un rôle de réducteur de risque (de-risking) pour l’investissement des ménages et des PME, ainsi qu’un rôle d’investisseur direct dans l’économie. À cet égard, le plan de relance européen (NextGeneration EU) répond à ce défi d’investissements massifs directs.

Le deuxième défi est celui d’assurer le financement des dépenses publiques dans un contexte de forte augmentation des dettes publiques. S’exerce ici une contrainte conceptuelle : l’investissement public nuit-il ou accélère-t-il l’investissement privé ? Dit autrement, y a-t-il effet d’éviction ou effet d’entrainement ? La littérature qui s’est penchée sur ces deux effets a longtemps été assez peu conclusive : on trouve sans doute autant d’articles de recherche qui concluent à l’existence de l’effet d’éviction qu’à celle d’un effet d’entraînement. Une étude publiée dans la revue de l’OFCE en 2015 conclut à un effet d’entraînement pour la France, mais à un effet d’éviction pour les États-Unis et une relative neutralité pour l’Allemagne et le Royaume-Uni[1].

Une autre façon de procéder pour légitimer l’investissement public consiste à s’en remettre à des estimations de son impact sur l’activité économique (et pas seulement sur l’investissement privé), c’est-à-dire à des estimations d’effet multiplicateur. À court terme, l’investissement public a un effet inflationniste (choc de demande), mais à long terme il agit comme porteur de croissance potentielle, avec la création de nouvelles capacités productives. Les effets multiplicateurs de l’investissement public sont assez élevés en Europe. Une analyse empirique sur données européennes de 2022[2] conclut à un effet multiplicateur de 2, mais ne trouve pas d’effet significatif de la protection de l’environnement sur le PIB. Ce n’est pas forcément surprenant : la protection de l’environnement est mal évaluée par le PIB, elle recouvre en comptabilité publique des dépenses qui ont difficilement un lien direct avec la croissance économique (e.g. la protection des forêts) alors que les investissements attendus pour atteindre la neutralité carbone se situent dans les secteurs du bâtiment/logement, de l’énergie et des transports où les effets multiplicateurs sont élevés.

La série de rapports dirigés par Floriana Cerniglia et Francesco Saraceno sur l’investissement public depuis 2020[3] permet de dresser une série de conclusions quant à la place de l’investissement public dans l’Union européenne : 1/ on observe un déficit chronique de capital public depuis des années 1990, concomitant avec la convergence vers l’euro, et aggravé depuis 2008 ; 2/ l’effet multiplicateur ne vaut pas uniquement pour les investissements publics dans des actifs tangibles, mais se retrouve également pour le logement ou l’éducation ; 3/ les règles européennes ont introduit un biais à l’encontre de l’investissement public. Les auteurs proposent une « règle d’or d’investissement public. La nouvelle mouture du Pacte de stabilité et de croissance, entérinée en mai 2024, n’a pas donné suite à cette proposition qui, en excluant de la cible de déficit public les investissements publics, aurait pu aider à renforcer le capital public européen.

La perspective juridique : le retour en faveur des aides d’État

Michel Debroux, docteur en droit et avocat en droit de la concurrence, rappelle que la Commission européenne a fait sensiblement évoluer son approche du droit de la concurrence et des aides d’État au bénéfice des politiques d’investissement public. En matière d’aides d’État, ce sont les critères de la sélectivité et de l’avantage conféré à son bénéficiaire qui jouent. Le règlement général d’exemption de 2014 assouplit les règles relatives à la détermination des activités susceptibles de bénéficier d’aides : les secteurs les plus susceptibles de porter la croissance, la protection de l’environnement, l’économie d’énergie, la R&D, le développement régional. Il prévoit un seuil à partir duquel s’active l’obligation de notification à la Commission européenne des aides accordées : avec un seuil en valeur absolue mais également en valeur relative (en pourcentage des dépenses subventionnées). Ces seuils ont été ajustés à la hausse (par exemple, pour le développement des réseaux à très haut débit, le seuil a été relevé à 60 millions d’euros.) Avec le tournant de la crise financière de 2008, on passe d’une appréciation négative des mesures de soutiens étatiques par la Commission européenne à une appréciation plus souple, car ce sont bien les Etats membres qui ont sauvé l’économie.

Les nouvelles lignes directrices de la Commission européenne en matière d’aides d’État mettent en place une même grille d’analyse davantage cohérente. La notification devient une démarche plus simple et moins aléatoire dans ses effets. On observe aujourd’hui que 97 à 98 % des mesures de soutien (en valeur cela représente un ratio de 60/40) soit tombent dans le champ du règlement d’exemption, soit bénéficient d’une exemption après notification. Jusqu’à 2013, les aides d’Etat représentaient 0,53 % du PIB de l’UE, avec une tendance à la baisse du ratio. Depuis 2014, la tendance s’inverse à la hausse avec près de 1 % du PIB de l’UE consacré aux aides d’Etats (avant Covid-19). En 2021, le montant atteint 334 milliards d’euros (2,28% du PIB de l’UE), la France se situant 2e en valeur absolue. Il est à noter que la collaboration entre les administrations nationales (dont l’administration française) et la Commission européenne est nettement meilleure, davantage collaborative. Il y a beaucoup moins d’affaires contentieuses aujourd’hui. Parmi les quelques contentieux persistants : le cas de SNCF Mobilités, mais il s’agit d’un problème ancien, quelques affaires Ryanair. Mais on ne retrouve plus les grandes affaires françaises, telle l’affaire de la SNCM. Ainsi, aujourd’hui, à quelques exceptions près (les fiscalités de l’Irlande ou du Luxembourg), les États membres ont-ils gagné des marges de manœuvre en matière de soutien à leurs économies.

Francesco Martucci, professeur de droit public à l’Université de Paris-II Panthéon-Assas, revient sur la notion d’investissement public qui renvoie à une notion de droit du marché intérieur, c’est-à-dire à un mouvement de capital, selon une vision microéconomique qui pèse encore sur la façon dont on conçoit l’investissement public et la manière dont on veut l’aiguiller. La dimension macroéconomique apparaît à partir de 2008 et la crise financière.

Le droit de l’Union européenne tente d’aiguiller l’investissement public selon trois dimensions. Premièrement, s’agissant de l’investissement public de pays tiers, avec l’article 63 TFUE relatif à la libre circulation des capitaux. Depuis le traité de Maastricht, l’UE a fait le choix de la libéralisation des mouvements de capitaux avec les pays tiers, en poursuivant l’objectif d’attirer l’investissement étranger vers l’UE et l’espoir d’une réciprocité. Cette vision demeure, mais a été tempérée avec la possibilité de dérogation (voir par exemple l’affaire Église de scientologie pour des raisons de sécurité) et la mise en place de mécanisme de protection (selon une logique d’autonomie stratégique et de level playing field). Ainsi le règlement de 2019 relatif au filtrage des investissements étrangers, le règlement de 2022 qui encadre la manière dont des entreprises publiques de pays tiers subventionnées peuvent prendre des participations dans des entreprises européennes, avec l’enjeu de rétablir des conditions équitables de concurrence ainsi que la protection des entreprises européennes. Cette nouvelle législation européenne traduit une vision moins naïve des investissements de pays tiers.

Deuxièmement, à travers l’orientation de l’investissement public des États membres via les règles du marché intérieur : aides d’État et liberté de circulation (liberté d’établissement et libre circulation des capitaux). Par exemple, les golden shares doivent être appréciées à l’aune du droit de l’UE (affaire La Française des jeux). L’objectif est de stimuler la dépense publique au moyen d’une forme d’assouplissement des règles européennes de discipline budgétaire (suspension du Pacte de stabilité). Mais si la contrainte a été allégée, elle continue de peser. Ainsi peut-on se poser la question de la réalité du changement de paradigme.

Troisièmement et enfin, par la relance de l’investissement public européen avec NextGeneration EU. Le plan de relance européen post-pandémie dépasse la seule logique de la Commission Juncker de contribuer au financement de l’investissement privé (effet de levier), et porte désormais sur les dépenses européennes avec une Facilité européenne pour la reprise et la résilience. Cet instrument est à deux niveaux avec une partie d’emprunts nationaux et une partie de subventions européennes (avec une logique de conditionnalités et non plus logique seulement disciplinaire, intégrée dans le Semestre européen). La conditionnalité a un caractère davantage politique, avec une réforme des investissements, la question de la bonne exécution des plans de relance nationaux et le respect de l’État de droit.

La perspective des banques publiques d’investissement : agir en investisseur avisé

Christian Dubarry, directeur Europe à Bpifrance, rappelle les missions de Bpifrance, créée il y a dix ans. Structure appartenant au secteur public, Bpifrance doit prendre en compte les règles européennes en matière d’aides d’État (dont l’un des objectifs est d’éviter que les États membres riches soutiennent leurs entreprises au détriment des entreprises des États membres plus pauvres). Pour l’essentiel de ses opérations, Bpifrance agit en investisseur avisé en économie de marché et ne doit donc pas accorder d’avantage indu à une entreprise (principe d’intervention pari passu avec les investisseurs ou financeurs privés).

Comment prouver qu’on est un opérateur intervenant aux conditions du marché afin de ne pas être qualifié d’aide d’État ? Par le respect de ces critères d’investisseur avisé en économie de marché. Pour les interventions qui ne sont pas aux conditions de marché, et qui constituent donc des aides d’État, le calcul de l’équivalent subvention brut (ESB) permet de quantifier le montant d’aide et d’appliquer ensuite un cadre d’autorisation adapté, comme le régime de minimis (300K€ sur 3 ans), le règlement général d’exemptions (aide PME, R&D, formation) ou la notification (Fonds national d’amorçage, PIEEC). Pour les opérations relevant d’aides d’État, Bpifrance exclut de son périmètre d’action les entreprises en difficulté.

Enfin, récemment, Bpifrance a été l’opérateur des prêts garantis par l’État (PGE) dans le cadre de la réponse à la crise Covid-19. Les PGE sont un régime ad hoc autorisé par la Commission européenne, qui a été très réactive à la crise Covid.

Pour résumer, la doctrine de Bpifrance revient à faire levier pour l’investissement privé, avec une politique de risque contentieux zéro en matière d’aides d’État.


[1] Jérôme Creel, Paul Hubert, Francesco Saraceno, « Une analyse empirique du lien entre investissement public et privé », Revue de l’OFCE, n°144, 2015, p. 331-356.

[2] Donatella Saccone, Pompeo Della Posta, Enrico Marelli, Marcello Signorelli, « Public investment multipliers by functions of government: An empirical analysis for European countries », Structural Change and Economic Dynamics, Elsevier, vol. 60 (C), 2022, p. 531-545.

[3] Floriana Cerniglia et Francesco Saraceno (dir.), A European public investment outlook, Open Book Publishers, 2020.




Apprentissage: Maîtriser l’atterrissage

Bruno Coquet – Chercheur associé à l’OFCE

La réforme de l’apprentissage de 2018 a stimulé la demande et l’offre de travail en apprentissage tout en solvabilisant une offre de formation élargie. Malgré une conjoncture ralentie et des aides publiques en légère diminution, 850 000 nouveaux contrats d’apprentissage ont été signés en 2023, battant pour la quatrième année consécutive le record de l’année précédente.

Fin 2023, 1,01 million d’apprentis étaient en cours de formation, soit 577 000 de plus que fin 2018. Ceci explique 38 % des créations d’emplois salariés marchands sur cette période. Cette hausse a bénéficié aux taux d’activité et d’emploi des jeunes de 15 à 24 ans (+3,7 et +4,3 points respectivement) et entraîné la baisse de leur taux de chômage (de 20,9% à 17,5%). Le nombre de jeunes chômeurs n’a toutefois que très peu baissé (-26 000), la hausse de l’apprentissage reposant essentiellement sur une bascule du statut d’étudiant vers celui de salarié.

Créée dans le cadre du plan de relance de 2020, c’est surtout l’aide exceptionnelle à la fois très généreuse et non ciblée qui a stimulé l’apprentissage. Jamais auparavant une aide à l’emploi n’avait atteint un tel niveau :  458 000 emplois ont été créés dans son sillage, dont selon nos estimations, 252 000 qui n’auraient pas existé sans elle et 206 000 qui résultent indistinctement du cocktail incitatif combinant la réforme de 2018 et l’aide exceptionnelle.

L’image de l’apprentissage a beaucoup bénéficié de cette promotion, notamment dans l’enseignement supérieur. Mais cette politique est excessivement coûteuse compte tenu de son efficience très faible du point de vue de l’insertion en emploi.

Dans le Policy Brief « Apprentissage : quatre leviers pour reprendre le contrôle » qui vient de paraitre, nous mettons à jour et prolongeons l’étude publiée l’année dernière sur ce même thème (« Apprentissage : un bilan des années folles ») en proposant des pistes de réformes pour un meilleur contrôle de cette dépense.

En 2023, la dépense nationale pour l’apprentissage aurait atteint 24,9 milliards d’euros (Graphique), soit 26 000 € par apprenti, environ deux fois plus que ce qui est consacré à chaque étudiant de l’enseignement supérieur.

En 2024, elle devrait se stabiliser à 24,6 milliards d’euros, ce qui reste incompatible avec la situation budgétaire actuelle. Il est cependant délicat de renoncer à ces fortes subventions car l’objectif présidentiel d’atteindre 1 million de nouveaux apprentis par an a conduit à promettre la stabilité des aides jusqu’en 2027, et aussi car l’emploi des jeunes et les organismes de formation en souffriraient.

Répartition de la dépense nationale pour l’apprentissage (2017-2024)

Sources : Dares, France Compétences, IGAS/IGF, Ministère du Budget, Unedic, calculs de l’auteur.

Mieux vaut donc maîtriser l’atterrissage avant de manquer de carburant. Nous proposons ici quatre leviers pour reprendre le contrôle du dispositif, avec à la clé une économie pouvant avoisiner 10 milliards d’euros en année pleine :

  • Revenir au périmètre de l’aide unique en 2018 : une aide ciblée sur les diplômes de niveau bac ou moins, dans les entreprises de moins de 250 salariés, favorisant les formations longues ;
  • Redonner à la taxe d’apprentissage son rôle de financement des coûts pédagogiques : dispositif hybride entre éducation et formation professionnelle, l’apprentissage doit principalement être co-financé par l’État et les employeurs. Mais la taxe d’apprentissage couvre aujourd’hui moins de la moitié des coûts pédagogiques. Il faut rétablir une contribution adaptée au volume et aux caractéristiques des contrats d’apprentissage.
  • Revoir certains niveaux de prise en charge des contrats en les inscrivant dans une stratégie de politique publique. Par exemple il apparaîtrait logique que des formations à des métiers en tension soient mieux prises en charge, ou que le coût des diplômes identiques soit normalisé.
  • Examiner les droits sociaux attachés aux contrats d’apprentissage et la manière dont ils sont financés. La prime d’activité (200 millions d’euros en 2023), l’assurance chômage (770 millions) ou les trimestres de retraites distribués avec largesse (12 milliards d’euros) mériteraient être examinés.

Quatre pistes complémentaires susceptibles de renforcer l’efficience du dispositif pourraient également être explorées :

  • Supprimer ou fortement plafonner l’exonération d’impôt sur le revenu dont bénéficient les apprentis ;
  • Limiter les exonérations de cotisations salariales dont bénéficient les apprentis, qui créent des difficultés de gestion des ressources humaines, et se justifient d’autant moins que les droits sociaux acquis par les apprentis sont les mêmes que ceux de tous les salariés.
  • Revoir la manière dont est calculée l’assiette de la taxe d’apprentissage et la manière dont le seuil d’exemption s’applique.
  • Envisager un renforcement de la modulation régionale des financements pour adapter plus finement les formations aux besoins territoriaux.

En effet, il nous apparait préférable d’envisager des mesures équilibrées afin de garantir la pérennité du dispositif d’apprentissage plutôt que de laisser à la merci du rabot budgétaire plus souvent guidés par la taille de l’économie obtenue que par les gains d’efficience.




Repenser la Révolution française

Antoine Parent, Université Paris 8, LED ; chercheur affilié OFCE, Sciences Po ; Cliometrics And Complexity, CAC – IXXI, Institut Rhône-Alpin des systèmes complexes

Elster a publié en 2020 un ouvrage sur l’Ancien Régime et la Révolution française intitulé France before 1789, qui a connu un grand retentissement aux Etats-Unis. J’ai publié un article sur cet ouvrage sous le titre : « France After 1789. Essay on Elster’s France before 1789 » (Parent, 2024). Dans ce blog dont le titre renvoie à François Furet et son Penser la Révolution française (1979), je mets en garde contre les formes toujours renouvelées de mise en cause des acquis universels de la Révolution française (RF). L’ouvrage d’Elster (2020) me paraît emblématique de cette dérive. Qu’il semble loin et daté le temps du bon vieux clivage gauche/droite sur la RF : faut-il ne garder que 89, valoriser au contraire 93, ou même réunir 89, 93 et l’épisode napoléonien dans un grand « moment machiavélien » ? Tels étaient les sujets sur lesquels se déchiraient, dans les années 1970 – 1980s, le libéral Furet (1979), les marxistes, des philosophes politiques héritiers d’une tradition machiavélienne, républicaine et libertaire autour de Claude Lefort, Cornelius Castoriadis et Miguel Abensour. Aujourd’hui le déni du rôle central des idéaux de la RF, liberté, égalité, fraternité prend avec l’analyse comportementale d’Elster (2020) un tour nouveau.

Les apories de l’approche comportementale de la RF

La tradition de l’analyse psychologique de la RF remonte à Le Bon (La Révolution française et la psychologie des révolutions, 1913), puis à la “théorie de la frustration-agression” (Huntington, 1968 ; 1971). La misère est supposée engendrer la révolte et le ressentiment contre l’ordre social existant (Davies, 1962 ; et Gurr, 1968a, 1968b, 1970). Elster (2020) cherche à “enrichir” cette approche d’emprunts à l’analyse comportementale. L’ouvrage se veut, selon son auteur, “programmatique, comme une tentative de pratiquer l’union de l’histoire et de la psychologie, qui sont [à ses yeux] les deux principaux piliers des sciences sociales”. Au terme d’un cheminement comportementaliste, l’auteur nous livre sa conclusion : “Je suggère que la révolution française est devenue inévitable lorsque la réaction des membres du tiers-état au mépris des nobles est passée de la honte à la colère” (p. 231-232). On peut trouver cette conclusion insuffisante, voire légère, mais elle revendique un cadre d’analyse où les agents sont mus par leurs pulsions, leurs désirs, leurs émotions ; les actions collectives sont supposées survenir par un effet de boule de neige. Elster (2020) reconnaît avoir retenu principalement des émotions négatives telles que “la peur, l’anxiété, l’envie, la colère, l’indignation, le ressentiment, la haine, la déception, la honte et le mépris” pour analyser chaque strate de la société d’Ancien Régime. Chaque couche stratifiée de la société d’ordres d’Ancien Régime se voit ainsi attribuer un trait de caractère supposé refléter sa position statutaire. L’ouvrage ressort ainsi comme une vaste galerie de portraits à la La Bruyère, mâtinée de considérations comportementalistes. Ce parti pris méthodologique pose une première question : la RF n’a-t- elle été qu’affaire d’instincts primaires ? 

Deuxièmement, en décrivant les acteurs sous des traits psychologiques immuables et fixes, Elster (2020) dresse un portrait statique de la société d’Ancien Régime. Comment une société aussi figée a-t-elle pu engendrer un monde nouveau, une France post-1789 ? Ma seconde critique de cette approche est qu’elle ne permet pas d’expliquer la dynamique de l’Ancien Régime et la survenue de la RF. Enfin, l’analyse comportementale, sous l’hypothèse de l’existence de biais de comportements systématiques des agents, ne peut expliquer la survenue de la RF que comme la conséquence d’erreurs de jugement provoqués par les biais comportementaux intrinsèques des agents. Elle établit un postulat de départ qui confine au jugement de valeur qu’Elster (2020) habille de références à la théorie de la dissonance cognitive de Festinger (1957). La RF devient alors une succession d’évènements inconséquents.

La troisième critique que j’adresse à la démarche d’Elster est qu’elle est totalement oublieuse des valeurs et idéaux des acteurs. Si l’on veut mobiliser à tout prix les sentiments et les passions plutôt que la raison pour expliquer la RF, pourquoi avoir omis d’inclure les “sentiments positifs” comme l’imagination, les aspirations, la réflexion, la volonté des acteurs ? Elster ne peut définir la RF comme acte de volonté car il exclut de son analyse les idées des Lumières et les idéaux de liberté, égalité, fraternité des acteurs. Sous sa plume, la RF est vidée de sa substance, et le cadre comportemental retenu ne peut représenter son déroulement que comme une succession d’évènements non voulus et inconséquents, dont la seule ligne directrice reconstruite ex post reste la violence qu’elle a produite, fruit du ressentiment du tiers état. Nulle part il ne vient à l’idée de l’auteur que derrière cette colère il peut y avoir aussi une conscience de droits fondamentaux bafoués par un millénaire d’absolutisme royal.

Comment l’analyse économique peut-elle aider à restituer la quintessence de la RF ?

Il manque à l’analyse d’Elster l’essentiel, restituer ce qui a constitué la quintessence de la RF : l’existence d’un idéal, une foi en l’avenir, la quête de la vérité, une volonté d’émancipation politique. Seule la prise en compte de ces valeurs permet de comprendre la RF comme rupture. Ceci conduit à proposer une autre grille d’analyse que celle combinant histoire narrative et psychologie qui, on l’a vu, conduit à une impasse. Je défends l’idée dans mon article du JEL (2024) que combiner philosophie politique et économie de la complexité constitue une piste prometteuse pour qui souhaite entreprendre une analyse dynamique du cours de l’histoire et de ses ruptures, c’est à dire comprendre à la fois la RF comme transition de phase au sens de la macrodynamique, et comme porteuse de valeurs et d’idéaux universels au sens de la philosophie politique. L’héritage de la Révolution pour la postérité réside en effet dans ses idéaux de liberté, d’égalité, de fraternité et dans les luttes des hommes pour ces idéaux.

La RF comme transition de phase

Elster (2020) n’est pas parvenu à transposer son explication de l’effritement de l’Ancien Régime dans une approche dynamique de l’histoire qui englobe la survenue de la RF. Une explication du passage de l’Ancien Régime à la démocratie moderne fait défaut car les ingrédients majeurs sont absents de l’analyse d’Elster : les idéaux des révolutionnaires sont absents, une conception de l’histoire qui évolue sous l’action transformatrice des hommes est absente. Les incursions dans le domaine économique, pourtant nombreuses dans l’ouvrage d’Elster (2020) restent superficielles en l’absence de modélisation dynamique. La contribution des économistes à cette question devrait être de proposer un cadre théorique dynamique pour modéliser les trajectoires dans l’histoire. Mon analyse dans l’article de JEL (2024) est que les outils des systèmes non linéaires, parce qu’ils présentent ces propriétés de bifurcation et de transition de phase, peuvent fournir un langage formel qui manque à Elster (2020). Je suggère que c’est de cette manière que les économistes devraient étudier et modéliser les révolutions dans le cours de l’histoire.

Un travail qui s’appuie sur une conception fichtéenne de l’histoire et analyse la RF comme philosophie de l’humanité

Je propose ainsi une manière renouvelée d’appréhender et de modéliser les révolutions, en combinant trois niveaux d’analyse, la philosophie politique, la dynamique macroéconomique et l’économie de la complexité. Je défends l’idée que la Révolution française est un moment démocratique par excellence et que la compréhension de son essence réside dans sa dimension philosophique, et non dans les traits psychologiques supposés de ses acteurs. Cette vision était déjà celle des philosophes français Quinet (1845), Sade (1795) et Leroux (1839, 1840), tombés depuis dans l’oubli. Comprendre la Révolution française consiste avant tout à analyser les principes fondateurs de la nouvelle république, Liberté, Égalité, Fraternité. Leroux (1840) définit notamment la RF comme une « philosophie de l’humanité ». Je propose de traduire ceci en termes économiques en faisant entrer comme arguments de la fonction d’utilité des révolutionnaires et des citoyens, les trois principes structurants de la RF, Liberté-Egalité-Fraternité, modélisés ensemble, afin de capter la RF dans son entièreté.

Ce projet de recherche en cliométrie et complexité s’inscrit enfin pleinement dans la tradition fichtéenne de la philosophie de l’histoire : dans l’analyse économique retenue, la RF est la conséquence d’une praxis (au sens de Fichte (1793)) motivée par la volonté des agents de se séparer de l’Ancien Régime au nom d’idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité. Dans le cadre méthodologique que je propose, on peut expliquer comment la RF devient un acte fondateur et une rupture avec le monde ancien, une réalité que les catégories d’Elster ne permettent ni de comprendre, ni d’analyser.

En conclusion

Je propose une nouvelle approche méthodologique de la RF qui innove en ce qu’elle propose de marier deux champs : philosophie politique et macrodynamique, ce qui permet une analyse dynamique du cours de l’histoire. Du point de vue du débat public, cette approche présente une autre utilité : celle de rappeler le rôle majeur des idéaux et des valeurs universelles dans la marche de l’histoire. Partant, elle met en garde contre deux dérives de la pensée.  

L’épisode de la Terreur sonnerait la fin de l’épisode révolutionnaire chez Elster (2020) comme chez beaucoup d’historiens, elle en serait la fin logique et sa manifestation première. Or, la RF ne se réduit pas à la violence : dans une perspective longue et j’ajouterai intertemporelle d’économiste et de cliomètre, l’héritage de la RF ne se mesure pas par l’épisode de la Terreur, mais par la pérennité des institutions démocratiques et les nobles idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité qu’elle a su préserver pendant plus de deux siècles. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen fait toujours partie du bloc de constitutionalité en France.

Les idéaux portés par les hommes provoquent des bifurcations dans le cours de l’histoire. Les idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité ont fait la RF et constituent son héritage. Toute lecture qui dénigre ou amoindrit la portée universelle de ces idéaux dénature à la fois la quintessence de la RF et méconnait les ressorts qui font la soutenabilité des démocraties.

Bibliographie 

Davies,James C. 1962. “Toward a Theory of Revolution.” American Sociological Review, XXVII (February): 5-I9.

Elster, Jon. 2020. France Before 1789: The Unraveling of an Absolutist Regime. Princeton University Press.

Festinger, Leon. 1957. A theory of Cognitive Dissonance. Palo Alto, CA: Standford University Press.

Fichte, Johann G. 1793. Considérations sur la Révolution française. Trad. Jules Barni (1858). Rééd. Paris. Payot. 1974.

Furet, François. 1979. Penser la Révolution française. Gallimard.

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L’union des marchés de capitaux : une relance pour rien ?

Hubert Kempf
École Normale Supérieure Paris Saclay, Université Paris Saclay, et OFCE

L’union des marchés de capitaux est à l’agenda des dirigeants européens et de la commission européenne. L’idée de cette union a été lancée en 2014 et a été reprise dans les années récentes. L’expression recouvre la volonté de parachever la libéralisation des flux financiers au sein de l’Union européenne prévue par l’acte unique, en particulier en harmonisant, voire en unifiant, les réglementations publiques portant sur les marchés de capitaux. Les enjeux sont importants étant donné les besoins de financement futurs auxquels sont confrontés les pays membres. Mais les ambiguïtés qui entourent le projet, sans même évoquer la nouvelle configuration politique issue des élections européennes de juin 2024, rendent bien incertains les progrès à attendre en la matière.

Le chantier de la libéralisation financière et l’UMC.

Le projet de l’union des marchés de capitaux (UMC), initié en 2014 par Jean-Claude Juncker, alors président de la Commission européenne, a été relancé avec vigueur par divers responsables éminents de l’Union européenne depuis l’an dernier. Avec la double crise de la Covid-19 puis du déclenchement de la guerre entre la Russie et l’Ukraine, les gouvernements européens et les dirigeants des institutions de l’Union européenne ont brusquement pris conscience de la fragilité structurelle des économies de l’Union et de son décrochage face à ses compétiteurs majeurs, les États-Unis et la Chine. Le pari d’une mondialisation heureuse, par laquelle le développement du commerce et les échanges internationaux nourrissent la paix, apparaît rétrospectivement naïf, pour reprendre le terme utilisé par le président Macron dans son second discours de la Sorbonne. L’Union européenne, pénalisée par des cours de l’énergie beaucoup plus élevés que ses concurrents, handicapée par une trop grande dépendance aux importations de produits intermédiaires, ainsi que par les contraintes budgétaires nées de la crise de la dette grecque, a connu une moindre croissance que les autres grandes économies au cours de la décennie 2010[1]. Pour rattraper le retard pris, pour relever les défis de la numérisation et de la transition énergétique rendue nécessaire par la crise climatique et environnementale[2], un bond des investissements dans la formation de capital productif à long terme est nécessaire[3]. L’impératif de cette réorganisation de l’économie européenne ramène alors l’attention sur les marchés de capitaux et les problèmes de financement de l’investissement.

Le diagnostic fait par les responsables européens les amène à vouloir trouver de nouveaux relais de croissance pour freiner le décrochage ou le contenir, et trouver les moyens d’un renforcement stratégique et militaire des États européens. Différents discours récents, notamment de Christine Lagarde, présidente de la BCE, de François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France et du président de la République Française évoqué plus haut, et rapports dont ceux de Enrico Letta et de Christian Noyer, témoignent de cette activité intellectuelle et politique. Mais la publication du rapport de Mario Draghi, ancien président de la BCE, sur la compétitivité européenne, qui était attendue après les résultats des dernières élections européennes, n’est toujours pas annoncée, preuve de la sensibilité politique du sujet. Mais le rapport de Mario Draghi, ancien président de la BCE, sur la compétitivité européenne dont la publication était attendue après les résultats des dernières élections européennes, vient juste d’être rendu public, preuve de la sensibilité politique du sujet. L’ambition renouvelée autour de l’UMC résulterait, outre du sentiment d’urgence géo-économique, de la prise de conscience de la nécessité de mettre en place les politiques publiques capables d’accélérer l’intégration financière en Europe et de permettre la réorientation de l’épargne européenne vers des investissements « d’avenir », pour utiliser le terme consacré par les politiques, et de long-terme. L’UMC est maintenant vue comme le moyen de mobiliser les potentialités financières européennes pour assurer le financement des investissements nécessaires à une telle relance. Mais l’imprécision des projets est liée aux ambiguïtés du concept d’UMC.

Les ambiguïtés de l’UMC.

Les ambiguïtés autour de l’UMC abondent. La première se cache derrière une imprécision sémantique. S’agit-il de mettre en place une union des marchés des capitaux ou de leur unification en un marché des capitaux ? Dans le premier cas, les politiques publiques visent à coordonner et harmoniser les réglementations nationales des contrats et des opérateurs financiers. Dans le deuxième cas, il s’agit d’adopter une politique explicitement supra-nationale : toutes les institutions financières opérant dans l’Union européenne sont soumises aux mêmes réglementations, l’infrastructure de gestion des flux financiers est unique, les produits sont standardisés et proposés dans les mêmes conditions aux épargnants européens. On conçoit que la différence entre les deux options est de taille. Il serait douteux que l’option de l’unification, si elle est choisie, n’intègre pas au minimum des clauses de sauvegarde et d’exemptions.

L’intégration réglementaire des marchés financiers n’est pas sans poser problème. La réglementation des marchés et des intermédiaires financiers souffre de son caractère segmenté et de la pluralité des instances nationales. Il existe pourtant une instance européenne, l’ « Autorité européenne des marchés financiers » (ESMA : European Securities and Markets Authority). Le développement de l’UMC passe par son renforcement et l’extension de son domaine de réglementation et de supervision. Or son instance de décision, le comité des superviseurs, est formée de façon prédominante de représentants des autorités de supervision financière nationale[4], sous le contrôle des gouvernements nationaux. Une perspective pan-européenne en matière de réglementation implique que la gouvernance de l’ESMA s’affranchisse des frontières nationales et s’appuie sur un collège de décideurs choisis es qualité et protégés par une forte indépendance juridique vis-à-vis des autorités politiques nationales, comme c’est le cas en matière de supervision bancaire. La transformation de cette gouvernance apparaît donc comme un élément important pour réaliser l’UMC. Les États membres sont-ils prêts à ce bouleversement ?

On peut en douter d’autant plus qu’il sera, en tout état de cause, très difficile de se passer d’autorités de surveillance nationale. On touche là à une nouvelle difficulté. Une autorité financière est à la fois une instance où se définit la réglementation des opérations et de leurs acteurs et une autorité de surveillance du respect de cette réglementation, une agence chargée du contrôle des opérations des intermédiaires financiers (conduct-of-business). La complexité des dispositifs financiers est telle qu’il apparaît impossible de se passer d’un échelon national pour vérifier le respect de leurs obligations par les intermédiaires financiers. Mais cela suppose de confier un minimum de capacité réglementaire aux autorités financières nationales. Comment alors délimiter la frontière entre les responsabilités nationales et européennes ? comment même composer avec la diversité que cela implique ? Répondre à ces questions est déterminant pour l’UMC. Elles expliquent pourquoi jusqu’à présent, les progrès dans l’intégration financière européenne ont été lents et difficiles. Il est symptomatique que rien de précis n’ait filtré sur l’architecture réglementaire de l’UMC[5].

Une ambiguïté d’une autre nature réside dans les rapports entre l’union des marchés des capitaux et l’union bancaire européenne (UBE). L’UBE, dont l’utilité n’est pas contestable, est à la fois fragile et incomplète. Elle est fragile parce que les arbitrages financiers se font dans des environnements réglementaires encore fragmentés qui les rendent compliqués et opaques. La gestion de l’UBE fait donc l’objet de compromis difficiles à établir et la question des externalités transfrontières en matière bancaire n’est pas clairement traitée. Sa crédibilité est ainsi loin d’être maximale, ce qui la rend fragile. L’UBE est également incomplète puisque l’assurance des dépôts bancaires n’est pas encore définie au niveau européen[6]. Au surplus, elle ne résout pas la question du financement des PME par le biais du marché des capitaux. Dans ces conditions, l’UMC soulagerait l’UBE par le biais d’une clarification et d’une harmonisation des dispositifs réglementaires en UE et par un rééquilibrage des canaux de financement, en particulier par le biais d’innovations financières comme la titrisation. Mais ce nouveau dispositif représente potentiellement un risque de déstabilisation structurelle du système bancaire si les modes de financement des entreprises se trouvaient assurés de façon plus importante qu’actuellement par des marchés financiers rendus plus efficaces par l’intégration réglementaire européenne. Or la fragilisation du système bancaire européen est redoutée par les autorités, tant monétaires que gouvernementales, car elle pourrait déboucher sur une crise financière de grande ampleur, comme l’a montré la faillite de l’institution financière américaine Lehman Brothers en 2008.

Sur le plan proprement économique, un risque économique crucial lié à l’Europe financière, pourtant jamais évoqué publiquement par les responsables politiques, explique leur prudence de fait. Les flux financiers servent à financer les investissements et peuvent être amalgamés à des facteurs de production ou encore des facteurs de croissance économique. Mais l’autonomie de la sphère financière fait que les flux de capitaux peuvent obéir à des logiques strictement financières, voire parfaitement spéculatives. Les marchés financiers sont ainsi le lieu d’une instabilité potentielle majeure qui peut se traduire par une crise financière de grande ampleur comme celle qui s’est produite aux États-Unis en 2008, crise qui a eu des répercussions majeures sur l’économie mondiale dans son ensemble. Il est impossible de toucher à l’architecture d’un système financier comme celui qui a cours en Europe sans avoir présent à l’esprit ces risques et la nécessité, le cas échéant par le biais de freins réglementaires et fiscaux (« sands in the wheels »), de se prémunir contre eux. Sur ce point, les discours sur l’UMC sont muets.

Enfin, la dernière ambiguïté liée aux discussions actuelles sur l’UMC, et non la moindre, réside dans l’absence de réflexion sur la signification politique de ce projet. Les dirigeants européens qui se sont exprimés sur la question peuvent à bon droit évoquer leur qualité d’experts (dirigeants de banques centrales, responsables d’autorités de surveillance, économistes) pour ne pas aborder ce sujet. Mais leur plaidoyer en faveur de l’UMC devient ainsi pour le moins incomplet. Croire que la réforme de l’architecture financière d’une économie est de l’ordre de la technique et de la bonne gestion est faire preuve au mieux de naïveté. Une réorganisation des circuits de financement modifie en profondeur le mode de fonctionnement d’une économie : elle crée des gagnants et des perdants et a des conséquences redistributives qui peuvent être considérables. Il suffit pour s’en convaincre de se souvenir des réformes financières initiées en France dans les années 1990[7]. L’Europe ne pourra faire l’impasse d’un débat sur la signification politique de l’UMC.

De fait les résistances n’ont pas manqué de se faire jour à l’occasion de la relance récente de l’UMC. On retrouve sur le sujet l’opposition traditionnelle au sein de l’Union européenne entre les petits pays et les grands[8]. Ceux-ci sont favorables au projet comme en témoigne la « feuille de route franco-allemande pour l’union des marchés des capitaux », déclaration des ministres français et allemands de l’économie et des finances du 13 septembre 2023.
Les grands États européens, ayant une perspective géostratégique du fait de leur taille et de leur histoire, sont en effet sensibles à la question du décrochage face aux États-Unis et à la Chine. Les petits pays membres craignent, eux, que l’harmonisation voire la supranationalisation des règles financières ne se fasse au profit des grands États, donc à leur détriment. De fait, une des faiblesses de l’Europe financière dans son état actuel vient de son inflexibilité juridique : beaucoup de dispositifs sont édictés sous forme de directives européennes, qui ne laissent que peu de marges de manœuvre à la Commission, sous la pression des petits États. Ceux-ci sont en effet soucieux de ne pas favoriser sous la pression des circonstances, la concentration financière qui se ferait au profit des grands États et réduirait progressivement leur capacité de peser sur le cadre réglementaire. On peut penser que les petits pays européens évaluent mal les bénéfices qu’ils pourraient tirer de l’UMC alors qu’ils surévaluent les coûts d’opportunité qu’elle représente pour eux. Mais le fait est là : l’UMC (ou son urgence) ne fait pas consensus dans l’Union européenne.

Une relance avortée ?

À la mi-2024, la relance de l’UMC relève plus des déclarations d’intention que d’une réalité. On ne peut s’en étonner. La complexité intrinsèque de tout système financier dans une économie moderne se combine à la complexité institutionnelle de l’Union européenne et de ses modes de décision ainsi qu’à d’évidents conflits d’intérêt. Il est donc impossible de prévoir quelle forme prendra l’UMC, voire même si elle dépassera le stade du vœu pieux. Pour dépasser ce stade, il faudrait qu’une réflexion collective s’engage sur les mesures précises et complexes qu’il est nécessaire ou souhaitable de prendre pour avancer. Cela requiert de l’inventivité de la part des instances de gouvernance de l’UE tout autant que la volonté d’aboutir des pays membres. À cet égard, les résultats des élections législatives françaises laissent mal augurer d’une relance effective de la libéralisation financière en Europe. Si le projet de l’union des marchés de capitaux en Europe n’est pas mort, les problèmes qu’il est censé résoudre n’ayant pas disparu par miracle, il est extrêmement douteux qu’il soit maintenant une priorité des responsables politiques européens et de la Commission.  


[1] Sébastien Bock, Aya Elewa, Sarah Guillou, Mauro Napoletano, Lionel Nesta, Evens Salies, Tania Treibic (2024), « Le décrochage européen en question  », Policy Brief, 16 mai 2024, OFCE. https://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/pbrief/2024/OFCEpbrief128.pdf

[2] Anne Epaulard, Paul Malliet, Anissa Saumtally, Xavier Timbaud (2024), « La transition écologique en Europe : tenir le cap », Policy Brief, 16 mai 2024, OFCE .https://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/pbrief/2024/OFCEpbrief131.pdf

[3] Plan 2030. https://www.economie.gouv.fr/files/files/2021/France-2030.pdf

[4] Pour ce qui est de la France, il s’agit de l’Autorité des marchés financiers (AMF). https://www.amf-france.org/fr

[5] Voir Nicolas Véron (2024), « Capital Markets Union: Ten Years Later », Parlement européen, Economic Governance and EMU scrutiny Unit (EGOV). https://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/IDAN/2024/747839/IPOL_IDA(2024)747839_EN.pdf

[6] Sur ces points, on se reportera à Kempf (2023), « L’union bancaire européenne. Où en est-on ? », in J. Creel (s.dir),  L’économie européenne 2023-2024, Paris : La Découverte, 2023.

[7] Voir Quennouëlle-Corre, L. (2018). « Les réformes financières de 1982 à 1985: Un grand saut libéral ? ». Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 138, 65-78. https://doi.org/10.3917/ving.138.0065

[8] Financial Times, « Majority of EU states object to capital markets reform push», 18 avril 2024.
https://www.ft.com/content/6164fb0d-634f-444b-b7e5-069c590f24ca




Décarboner en réindustrialisant, un enjeu fondamental pour l’Union européenne

Vincent Aussilloux, économiste

Note qui fait suite à l’intervention à la Journée d’études « IRA vs. NZIA » du 26 avril 2024 à Sciences Po Paris, dans le cadre du séminaire Théorie et économie politique de l’Europe, organisé par le Cevipof et l’OFCE.

L’objectif de la journée d’études du séminaire Théorie et économie politique de l’Europe est d’engager collectivement un travail de réflexion théorique d’ensemble, à la suite des séances thématiques de l’année 2022 et 2023, en poursuivant l’état d’esprit pluridisciplinaire du séminaire. Il s’agit sur le fond de commencer à dessiner les contours des deux grands blocs que sont l’économie politique européenne et la démocratie européenne, et d’en identifier les points d’articulation. Et de préparer l’écriture pluridisciplinaire à plusieurs mains.

***

Compte tenu des enjeux cruciaux au niveau mondial pour la préservation de l’humanité, il est important que les règles et la gouvernance multilatérales se développent dans de multiples domaines notamment pour faire évoluer notre société humaine vers un système de production et de consommation en économie circulaire et plus soutenable. Le monde a besoin de règles définies collectivement et de mécanismes pour assurer leur mise en œuvre. L’Union européenne pourrait ouvrir la voie avec un premier groupe de pays partenaires.

Les États-Unis, avec l’Inflation Reduction Act (IRA), considèrent qu’ils peuvent s’affranchir des règles internationales en tant que première puissance mondiale. Ils ne réalisent pas qu’ils sapent ainsi la mise en place d’une gouvernance impliquant tous les pays et qu’ils donnent une raison de plus à des puissances comme la Chine ou la Russie de ne pas respecter les règles internationales. C’est offrir à la Chine, qui pourrait devenir prochainement la première puissance mondiale, un blanc-seing pour définir seule les règles mondiales.

Faire des subventions notre levier principal pour la décarbonation ne serait pas optimal. La France est déjà un des pays avec le plus d’aides publiques aux entreprises[1] et en même temps les prélèvements obligatoires les plus élevés ! Or notre base industrielle et notre compétitivité se sont beaucoup dégradées[2]. En France comme dans l’Union européenne, l’enjeu fondamental est de rendre les aides publiques plus efficaces, en particulier pour développer l’offre des technologies indispensables à la transition écologique et les innovations. C’est bien sûr étroitement lié à l’environnement des affaires, en particulier aux normes et aux standards souvent trop complexes et bloquants pour nos entreprises. Il est crucial d’être beaucoup plus performant pour le développement de nos entreprises et l’industrialisation des innovations.

Augmenter encore davantage les subventions comme outil principal de la transition écologique serait extrêmement coûteux pour la puissance publique. La France, comme l’Italie, avec une importante dette publique, serait en risque de crise financière et devrait augmenter ses prélèvements obligatoires, ce qui plomberait encore davantage notre compétitivité et notre base productive.

Il faut mobiliser les aides publiques pour développer l’offre, mais surtout les rendre plus efficaces. L’Union européenne peut ici reproduire des pratiques américaines par exemple :

a/ Mieux financer les innovations et leur industrialisation en mobilisant davantage les achats publics et les aides en ce sens. En particulier, beaucoup mieux financer les start-ups et les licornes, donc développer le capital-risque financé par les grandes entreprises privées et les fonds d’épargne.

Nombre d’entreprises françaises aux innovations intéressantes ne trouvent pas les financements suffisants. Elles sont surtout financées par des fonds et des investisseurs étrangers, ce qui souvent les amène à s’incorporer et à se développer dans un autre pays. On perd ainsi souvent l’intérêt majeur de nos innovations pour notre croissance et notre qualité de vie.

b/ Mieux développer en Europe et en particulier en France les appels à projet pour les innovations et l’accompagnement de leur industrialisation, en particulier en s’appuyant sur le concept de « bac à sable », qui lève  les réglementations bloquantes. Nous y avons peu recours par rapport à d’autres pays, alors même que nous avons plus de réglementations bloquantes.

c/ Un objectif fondamental est de progresser sur l’Union des marchés de capitaux afin que des financements de montants nettement plus élevés soutiennent les solutions  performantes.

d/ Un facteur essentiel du succès des entreprises américaines au niveau mondial est leur capacité de développement très rapide sur le marché américain. Nous devons progresser sur le marché intérieur européen en réduisant notamment les réglementations qui bloquent les entreprises dans leur développement. On pourrait avoir un modèle de réglementations européennes où les entreprises qui auraient un statut européen et non national prendraient juste les règles européennes qui s’appliqueraient dans tous les domaines. Des propositions ont vu le jour en ce sens[3], mais elles n’ont pas encore été suffisamment mises en oeuvre. Bien sûr, cela peut s’appliquer à une partie des États membres et non pas nécessairement à tous.

Choisir les normes comme facteur principal de décarbonation n’est pas non plus le bon vecteur. Cela entraîne des coûts pour les entreprises et les particuliers, ce qui nécessite de mobiliser d’importantes aides publiques, donc de nouveaux prélèvements obligatoires néfastes pour la compétitivité. En outre, nos normes ne peuvent pas s’appliquer de la même manière sur l’ensemble du processus de production des importations. Dans l’agriculture notamment, cette stratégie se traduit par une forte perte de compétitivité, donc par un gros désavantage pour les producteurs locaux.

Choisir la taxation sur les énergies carbonées comme levier majeur crée également un problème de compétitivité. Car on ne peut pas taxer toute la consommation d’énergie carbonée dans les pays tiers impliqués dans l’ensemble de la chaîne de production. Les importations sont donc moins taxées que les productions locales. Par ailleurs, même en redonnant le montant de la taxe aux entreprises, on ne corrige pas totalement leur perte de compétitivité car les montants sont insuffisants pour financer les investissements de décarbonation. Même chose pour les ménages, en particulier ceux qui ont des bas revenus et une forte dépendance à leurs véhicules thermiques et à leur chauffage au fioul.

Les mesures de décarbonation actuelles européennes sont négatives pour la compétitivité et la productivité, comme le montrent les études récentes[4]. La base industrielle européenne se dégrade, ce qui est un scénario catastrophique à la fois pour les finances publiques, l’emploi, le bien-être, la capacité à répondre aux enjeux technologiques et nos capacités d’innovation.

Une mesure de décarbonation beaucoup plus positive pour notre base productive, nos innovations, le pouvoir d’achat et les finances publiques serait une contribution carbone sur les produits finis de grande consommation (hors essence et fioul), en tenant compte du contenu carbone sur l’ensemble de la chaîne de production et en prévoyant une hausse préalable du revenu des ménages. Les taxes carbone déjà payées à certaines étapes de production, y compris dans les pays tiers, seraient déduites, à condition de preuves que ces taxes ont été acquittées par l’entreprise.

Cette mesure serait complémentaire de celles existantes et orienterait fondamentalement la demande vers les produits moins carbonés. Ainsi, l’impact serait positif sur la compétitivité, sur l’attractivité donc la base productive, et sur notre capacité d’innovation. Cela renforcerait la capacité de développer puis d’exporter de nouvelles technologies vertes, nous positionnant mieux à la frontière technologique.

Ce serait aussi une mesure positive pour les ménages car elle réduirait les inégalités du fait de la hausse préalable des revenus liée à la baisse des prélèvements obligatoires par exemple la TVA, ou un système bonus/malus. La hausse mensuelle du revenu serait identique pour chaque individu, ce qui réduirait les inégalités par une hausse en proportion plus forte des bas revenus. Contrairement à ce qu’on observe avec une augmentation de la taxe sur l’essence et le fioul, les ménages peu aisés et les habitants des zones rurales et périphériques ne seraient pas désavantagés : même avec peu de magasins, il y a toujours des choix entre différents produits d’alimentation, habits, produits ménagers, cosmétiques, véhicules, etc. Pour la grande majorité des ménages à part les très riches, le pouvoir d’achat augmenterait car ils seraient incités à acheter les produits moins carbonés donc moins chers. La hausse de leur revenu serait équivalente à la hausse du surcoût de leur panier de consommation s’ils avaient continué à acheter des produits plus carbonés donc plus chers. La réduction des inégalités et la hausse du pouvoir d’achat pour la grande majorité seront des atouts en termes d’acceptabilité et de bien-être.

Tous les produits de grande consommation finale, hors essence et fuel, seront concernés par la prise en compte du contenu carbone sur l’ensemble de la chaîne de production. Ainsi, les produits finis importés, et les consommations intermédiaires importées, seraient traités par un système de taxe intérieure sur les produits finis de grande consommation (hors essence et fuel). Or, ces produits finis couvrent environ 60% de notre empreinte carbone. La contribution carbone s’appliquerait aux achats sur le territoire national et ne pénaliserait pas les exportations.

Cela garantit une meilleure rentabilité des investissements de décarbonation et diminue par conséquent les besoins en aides publiques pour inciter et accompagner ces investissements : la demande s’orientant massivement vers les produits moins carbonés en raison de prix plus bas, ce serait une forte incitation à décarboner les productions pour faire baisser le prix de vente au consommateur et ainsi augmenter la demande à l’entreprise.

C’est également un avantage compétitif donné à la production dans les pays aux mix énergétiques moins carbonés, ce qui aidera à renforcer la base industrielle en Europe par un effet d’attractivité et améliorer la souveraineté. Cela aura un impact positif sur la croissance donc l’emploi, le niveau de vie et les finances publiques, et donnera davantage de moyens publics pour activer d’autres leviers comme les subventions pour la transition écologique.

Après quelques années, la contribution carbone serait élargie à l’ensemble des biens et services, en intégrant les autres dimensions environnementales (biodiversité et autres pollutions…). Cela inciterait fortement à l’économie circulaire et soutenable car la demande s’orienterait vers les produits à très faibles impacts environnementaux.

Une première étape très utile au niveau européen serait d’inciter à un étiquetage carbone sur les produits de grande consommation. Avec cette information, les puissances publiques pourraient acheter de manière légale des produits moins carbonés. L’entreprise européenne ou étrangère qui voudrait argumenter que ses produits sont moins carbonés que ce que donnent les bases de données actuelles aurait l’autorisation sous condition de mettre en place une comptabilité carbone et une certification par un organisme labellisé par la puissance publique européenne.

L’étiquetage carbone inciterait une partie des entreprises à développer une comptabilité carbone qui pourrait être mise en place à un coût très faible, comme le montre le collectif Carbones sur Factures avec leur méthode originale[5]. Cela alimenterait une base robuste pour la mise en place rapide de la contribution carbone sur les produits finis de grande consommation. L’Union européenne pourrait promouvoir au niveau international l’étiquetage carbone et cette comptabilité carbone. Les pays proactifs envers la décarbonation répliqueraient cette initiative très positive. Cela constituerait un facteur majeur pour inciter l’ensemble des pays à réduire le contenu carbone de leurs productions, sous peine de perdre en compétitivité sur d’importants marchés de consommation finale.

L’orientation de la demande vers les produits moins carbonés est le levier le plus puissant d’incitation à la décarbonation de la production et de la consommation, en complément des mesures de politique industrielle ciblées sur l’offre. Cette mesure ferait baisser plus rapidement l’empreinte carbone des pays européens et donc optimiserait les dépenses publiques en faveur de la décarbonation par rapport à la trajectoire actuelle. Ce serait la meilleure incitation pour la décarbonation des pays tiers et la meilleure garantie de rentabilité pour les investissements de décarbonation des entreprises dans tous les domaines.


[1] https://www.strategie.gouv.fr/publications/reduire-poids-de-depense-publique

[2] https://www.strategie.gouv.fr/publications/politiques-industrielles-france-evolutions-comparaisons-internationales

[3] https://www.fondation-droitcontinental.org/fr/le-code-europeen-des-affaires%E2%80%AF-le-constat-dun-instrument-pertinent-pour-assurer-la-competitivite-de-notre-continent%E2%80%AFa-loccasion-de-notre-conference-du-14-mars-dernie/

[4] 4ème rapport du Conseil national de productivité : https://www.strategie.gouv.fr/publications/quatrieme-rapport-conseil-national-de-productivite-cnp

[5] https://carbones-factures.org/




Prévisions européennes des instituts de l’AIECE : entre deux eaux

Catherine Mathieu

Les instituts de conjoncture économique membres de l’AIECE (Association d’Instituts Européens de Conjoncture Économique) se sont réunis pour leur réunion de printemps à Cologne les 16 et 17 mai derniers[1]. Le Rapport général, qui présente une synthèse des prévisions des instituts, a été réalisé par ISTAT (Rome) et peut être consulté sur le site de l’AIECE (AIECE General Report, Spring meeting, 2024). Ce billet présente les principaux éléments abordés lors de cette réunion.



Les instituts ont présenté des prévisions de croissance révisées à la baisse en zone euro pour 2024 : 0,7 % en moyenne annuelle, au lieu de 1,1 % prévus à l’automne dernier, ce qui reflète en grande partie les légers reculs du PIB aux troisième et quatrième trimestres 2023 (-0,1 % par trimestre). L’activité a cependant légèrement redémarré au premier trimestre 2024 (+0,3 %) et les instituts prévoient une poursuite à ce rythme tout au long de l’année. Les scénarios des prévisions européennes à l’horizon 2025 sont très similaires à ceux d’il y a six mois : la baisse de l’inflation devrait redonner progressivement du pouvoir d’achat aux ménages, ce qui faciliterait une reprise modérée de la consommation, mais les taux d’intérêt élevés continueraient à mordre sur l’activité encore quelques temps. L’assouplissement de la politique monétaire attendu à partir de cet été, commencerait à jouer en 2025 et la croissance serait de 1,5 %. La croissance mondiale se poursuivrait à un rythme annuel de l’ordre de 3 %, même si ces perspectives sont entourées de nombreuses incertitudes, dont les tensions géopolitiques élevées dans plusieurs régions du monde et des élections annoncées dans de nombreux pays, dont les Etats-Unis.

La conjoncture mondiale en voie de normalisation

Les contraintes d’offre sur les chaînes d’approvisionnement à l’échelle mondiale, qui étaient revenues au début de 2023 à leur niveau d’avant la crise COVID, comme le résume l’indicateur Global Supply Chain Pressure Index, ont depuis fluctué en dessous de ce niveau pour s’en rapprocher au début de 2024. Mais le commerce mondial est resté atone en 2023. Selon l’indicateur du World Trade Monitor  du CPB, le commerce mondial de marchandises a amorcé un redémarrage au premier trimestre 2024, affichant une hausse de 0,3 % en volume par rapport au trimestre précédent, soit 0,2 % seulement sur un an. Les échanges de services ont pour leur part continué de croître en 2023. Cette amorce du redémarrage des échanges de marchandises au premier trimestre pourrait annoncer une « lumière au bout du tunnel », dans un environnement de tensions géopolitiques cependant toujours élevées (tensions sino-américaines, poursuite de la guerre en Ukraine, guerre entre Israël et le Hamas). Les instituts envisagent un redémarrage progressif du commerce mondial de biens et services.

Les cours du pétrole restent très inférieurs à leur précédent pic de 2022 (130 dollars en mars pour le Brent). La guerre entre Israël et le Hamas et les attaques de navires en mer rouge n’ont pas eu d’impact majeur sur les cours, qui se situaient en fin d’année en dessous de 80 dollars. Sur les quatre premiers mois de 2024, ils sont remontés à près de 85 dollars et, selon la prévision médiane des instituts de l’AIECE, s’établiraient à 83 dollars en 2024 et à 81,7 dollars en 2025[2]. Le prix du gaz TTF néerlandais, qui était de 130 euros/MWh en moyenne annuelle en 2022, a fortement baissé depuis et s’établirait, selon la prévision médiane des instituts, à 30 euros en 2024 et à 32 euros en 2025.

Les instituts de l’AIECE prévoient une croissance mondiale de 2,9 % en 2024 (au lieu de 2,7 % à l’automne dernier, tableau 1) et de 3 % en 2025 (comme à l’automne dernier). Ces prévisions dont celles de l’OFCE (Perspectives 2024-2025 pour l’économie mondiale) ont été réalisées entre mars et avril 2024. Elles sont, en moyenne, légèrement inférieures, pour 2024 comme pour 2025, à celles publiées par le FMI à la mi-avril (Perspectives de l’économie mondiale), à l’OCDE (Perspectives économiques) début mai et à la Commission européenne à la mi-mai (European Economic Forecast, Spring 2024).

Les révisions à la hausse de la croissance mondiale pour 2024 entre l’automne dernier et ce printemps sont principalement dues à une prévision de croissance plus soutenue aux Etats-Unis.

L’amorce d’une reprise en Europe…

Pour la croissance de la zone euro, la prévision médiane des instituts de l’AIECE est 0,7 % en 2024 (contre une prévision médiane de 1,1 % il y a six mois) et de 1,5 % en 2025. Tous les instituts envisagent cependant un redémarrage de la croissance de la zone euro dans une fourchette comprise entre 0,2 et 0,9 % en 2024 et entre 0,8 et 1,8 % en 2025. La plupart des instituts ont révisé à la baisse leur propre prévision nationale. Notamment, la croissance prévue pour 2024 par les instituts allemands[3] de l’AIECE pour leur pays est désormais comprise entre 0 % et 0,2 %, alors qu’elle était comprise entre 0,5 % et 1,1 % il y a six mois.  Les prix de l’énergie ne pèsent plus autant qu’en 2022 et 2023 sur les coûts de production, mais les instituts allemands soulignent, une fois encore, les difficultés structurelles de l’industrie allemande. Ce sont aujourd’hui les difficultés du secteur automobile, face à la montée en puissance des producteurs chinois, en particulier dans le secteur des véhicules électriques qui sont mises en lumière.  Les instituts allemands pointent aussi l’IRA (Inflation Reduction Act) aux Etats-Unis, qui restreint l’accès des producteurs étrangers au marché américain. Parmi les pays représentés à l’AIECE, en dehors de l’Allemagne, c’est en Autriche que la croissance prévue pour 2024 est particulièrement faible (0,2 %, tableau 2, et là aussi révisée à la baisse, de 0,8 point par rapport à l’automne dernier).

Les prévisions des instituts pour la croissance de leur pays sont comprises entre 0 et 1 % en Finlande, France et Italie, pour 2024 ; elles sont un peu plus élevées pour la croissance aux Pays-Bas et en Belgique (à un peu plus de 1 %) ; elles dépassent 2 % en Espagne, Grèce et en Irlande : 3 % en Slovénie. Hors zone euro, les prévisions des instituts pour la croissance de leur pays s’étagent en 0,5 % en Suède et 2,6 % en Pologne.

Pour 2025, la plupart des instituts de la zone euro prévoient une croissance annuelle pour leur pays plus élevée qu’en 2024, à l’exception de la Grèce, de l’Irlande et de la Slovénie, où la croissance resterait cependant supérieure à 2 %. La croissance prévue par les instituts pour leur pays serait comprise entre 1,2 % et 1,5 % en Allemagne, entre 0,8 % et 1 % en Italie, de 1,2 % en France, entre 1,3 % et 1,8 % en Belgique, Pays-Bas, Autriche, Finlande. Le PIB espagnol continuerait de croître à plus de 2 %. Hors zone euro, la croissance serait de l’ordre de 2,25 % en Suède, 0,6 % seulement au Danemark, et plus forte en Hongrie, 3,2 %, et en Pologne, 4,2 % ; enfin, hors UE, la croissance ne serait que de 1 % au Royaume-Uni, 1,4 % en Suisse et 2,2 % en Norvège. Les trois plus grands pays de l’UE, ainsi que le Royaume-Uni, continueraient donc d’avoir les croissances les plus faibles des pays sous revue.

Selon la prévision médiane des instituts de l’AIECE, l’inflation dans la zone euro serait de 2,5 % en 2024 (contre 2,8 % prévus il y a six mois) et de 2 % en 2025 (2,1 % il y a six mois). Tous les instituts prévoient un repli de l’inflation à l’échelle de la zone euro, les prévisions s’étageant entre 2,1 et 2,8 % pour 2024 et entre 1,8 % et 2,4 % pour 2025. En 2024, selon les prévisions des instituts pour leur pays, l’inflation irait de 1,4 % en Finlande à 4,1 % en Espagne. En 2025, l’inflation ne serait plus que de 1 % en Finlande et resterait supérieure à 3 % en Espagne. L’inflation serait donc proche de 2 % dans la plupart des pays, dont l’Allemagne, l’Italie et la France. Hors zone euro, l’inflation ne serait que de 1 % en Suède en 2025, de 3,5 % en Hongrie et de 4,6 % en Pologne (seul pays où elle accélérerait) ; elle serait proche de 2 % au Royaume-Uni.

Les instituts de l’AIECE prévoient une reprise de la consommation des ménages en zone euro (+0,9 % en 2024 et 1,5 % en 2025), un ralentissement de l’investissement en 2024 (+0,4 %) suivi d’une reprise en 2025 (+1,4 %), avec cependant, dans le cas de l’investissement des écarts substantiels entre les instituts (entre -1,1 et 1,8 en 2024, entre 0,3 et 2,5 en 2025).

Sur la base des questions posées à l’ensemble des instituts de l’AIECE, le principal facteur qui contribuera positivement à la hausse de la consommation des ménages à l’horizon de 2025 sera l’évolution des salaires réels, suivi de la situation sur le marché du travail. Les instituts prévoient une très légère baisse du taux de chômage au niveau de la zone euro à l’horizon de 2025 (de 6,4 %, après 6,5 % en 2024, pour la prévision médiane des instituts). Parmi les prévisions nationales des instituts de la zone euro, les taux de chômage n’augmenteraient légèrement qu’en France et aux Pays-Bas ; hors zone euro, ce serait aussi le cas en Suisse et au Royaume-Uni. 

La grande majorité des instituts ne prévoient pas de variation sensible des taux d’épargne des ménages dans leur pays à l’horizon 2025, ce qui maintiendrait ces taux d’épargne au-dessus de leur niveau d’avant la crise COVID.  En Europe, la surépargne accumulée par les ménages pendant la crise COVID n’a pas été rapidement consommée par la suite, contrairement à ce qui a eu lieu aux Etats-Unis. Plusieurs instituts soulignent que cette surépargne a depuis été en grande partie effacée par l’inflation, et que l’on ne peut pas s’attendre à court terme à voir revenir les taux d’épargne à leur niveau d’avant crise. Les instituts de l’AIECE considèrent d’ailleurs que les comportements d’épargne, ainsi que les conditions de crédit, contribueront négativement à la consommation des ménages à l’horizon 2025. Pour ce qui concerne l’investissement privé, les conditions de financement sont le principal facteur jouant négativement, tandis que certains pays de la zone euro mentionnent, comme facteur positif, la mise en place des plans nationaux de relance et de résilience.   

…mais un policy-mix peu porteur

Les instituts sont très partagés sur l’impact qu’aura la politique budgétaire dans leurs pays en 2024, comme sur l’orientation budgétaire qui serait appropriée. Près de 40 % des instituts ayant répondu au questionnaire considèrent que la politique budgétaire sera restrictive, près de la moitié considérant que cela est approprié, près de 30 % considérant que la politique devrait être expansionniste et 25 % qu’elle devrait être neutre. Alors que près de 40 % des instituts estiment que la politique budgétaire est trop expansionniste dans leur pays, seuls 20 % considèrent que c’est le cas à l’échelle de la zone euro. 30 % des instituts considèrent que la politique budgétaire sera trop restrictive pour leur pays, 23 % considérant que cela sera le cas pour l’ensemble de la zone euro.

Sur la base des mesures budgétaires votées, la Commission européenne estime, dans sa prévision publiée en mai 2024, que l’impulsion budgétaire à l’échelle de la zone euro sera négative de 0,8 point en 2024 et de 0 point en 2025 (contre respectivement 0,6 et 0,2 point dans sa prévision de novembre 2023). Mais la réforme des règles budgétaires qui entre en vigueur à partir de 2024 pourrait conduire à un durcissement de la politique budgétaire plus prononcé qu’actuellement prévu dans la zone euro 2025.

En ce qui concerne la dette publique, les instituts considèrent dans l’ensemble que les ratios d’endettement devraient être stabilisés, ou baisser, mais aucun ne considère que la dette publique est insoutenable. Près de la moitié des instituts considèrent que la question de la soutenabilité ne se pose pas pour leur pays, mais 35 % disent qu’il faut réduire les déficits publics et 17 % mettent en avant le rôle de la croissance nominale et des taux d’intérêt dans la stabilisation des ratios de dette (le ralentissement des prix faisant disparaître un élément positif pour la réduction des ratios de dettes publiques).

La plupart des instituts (76 % pour l’ensemble des pays de l’AIECE, 82 % pour les pays de la zone euro) estiment que la politique monétaire continuera à freiner l’activité de leur pays en 2024. La moitié d’entre eux estiment qu’elle est appropriée. Dans la zone euro, l’inflation est revenue à 2,4 % en mars 2024. La BCE pourrait commencer à assouplir sa politique monétaire cet été, peut-être avant que la Fed ne commence à baisser ses taux directeurs, ce qui serait inhabituel, mais justifié compte tenu des écarts en matière de croissance et d’inflation des deux côtés de l’Atlantique.

En conclusion, les discussions de la réunion de l’AIECE ont mis en avant les signes d’une reprise fragile en Europe. Il n’y a pas de consensus parmi les instituts quant aux facteurs qui auront un impact sur la croissance de la zone euro à l’horizon de 2025. Les principaux risques évoqués sont en premier lieu les tensions géopolitiques, suivis de l’orientation de la politique monétaire et des prix de l’énergie. Les risques liés à la demande étrangère, les contraintes d’offre et de demande, le rôle des politiques budgétaires sont perçus comme moins importants.


[1] L’AIECE comprend 40 membres, dont 35 instituts de 18 pays européens (l’OFCE pour la France) et 5 organisations internationales, membres observateurs. L’Association se réunit deux fois par an, au printemps et à l’automne. A chaque réunion, un institut réalise un Rapport général, qui présente une synthèse des dernières prévisions des instituts, sur la base de leurs réponses à un questionnaire. En mai 2024, 26 instituts ont répondu au questionnaire préparé par ISTAT.

[2] Sur la base des prévisions fournies par 23 instituts pour 2024 et de 21 pour 2025.

[3] Au nombre de 4 :  DIW Berlin, IFW de Kiel, IW (Cologne) et IWH (Halle).




Le Miracle de l’UE: quand 75 millions de personnes deviennent riches !

Basile Grassi, Bocconi University, OFCE, IGIER and CEPR

L’Union européenne (UE), fondée en 1957, a pour objectif d’apporter paix et prospérité à des territoires qui ont connu la guerre pendant au moins onze siècles. En 2024, cette union politique entre 27 pays représente 450 millions de personnes et 1/6 du PIB mondial.  En mai 2004, 75 millions de personnes réparties dans 10 États (Chypre, République Tchèque, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie et Slovénie) en sont devenus membres. Entre 2004 et 2019, le produit intérieur brut (PIB) par habitant de ces pays a presque doublé, passant de 18 314 à 34 753 dollars (USD) à prix constants. Le PIB par habitant est la mesure la plus courante du niveau de vie : il indique le revenu moyen d’un habitant  en une année. Lorsqu’il est mesuré en termes réels, il prend en compte l’inflation. Selon la Banque mondiale, ces 10 pays qui ont rejoint l’UE faisaient alors partie du groupe des pays “à revenu moyen” en 2004 (à l’exception de Chypre et de Malte) alors qu’ils font désormais partie du groupe des pays “à revenu élevé”. Ces cinq années de croissance peuvent être qualifiées de miracle économique pour ces pays.



Dans quelle mesure ce miracle économique résulte-t-il de l’adhésion à l’UE? Quel a été l’effet de cet élargissement sur les 15 pays déjà membres de l’UE en 2004? Quels sont les principaux moteurs de ce miracle économique ? Dans cette note, je tente de répondre à ces questions en me basant sur le document de travail : «The EU Miracle: When 75 Million Reach High Income »

Dans Grassi (2024), j’examine l’effet de l’élargissement de l’UE sur deux groupes de pays : l’UE-2004, qui comprend les États membres ayant rejoint l’Union européenne en 2004, et l’UE-15, qui comprend les États membres de l’UE avant l’élargissement de 2004. Dans le graphique 1a), on voit que le PIB par habitant augmente à la fois dans l’UE-15 et dans l’UE-2004. Le graphique 1b) montre que le PIB par habitant des nouveaux États membres relativement à l’UE-15 est constant avant 2004, et augmente après cette date (identifiée en pointillé rouge). L’UE-2004 semble rattraper l’UE-15 en termes de niveau de vie à partir de 2004.

Un miracle économique résultat de l’adhésion ?

Il est difficile d’évaluer le rôle joué par l’adhésion à l’UE dans ce miracle économique parce qu’il n’existe pas de groupe de contrôle évident. En effet, pour évaluer l’impact causal d’un changement de politique publique, les chercheurs comparent généralement un groupe traité, c’est-à-dire les pays soumis au changement de politique, à ceux d’un groupe de contrôle qui n’a pas été soumis à ce changement de politique. Idéalement, le groupe traité et le groupe de contrôle ont des caractéristiques identiques. Si les résultats du groupe traité sont meilleurs que ceux du groupe de contrôle, cela indique qu’il y a un effet causal du changement de politique sur le résultat. Dans le cas de l’élargissement de l’UE en 2004, il n’existe pas de pays similaires à ceux de l’UE-2004 qui n’ont pas rejoint l’UE et qui pourraient être utilisés comme groupe de contrôle. De même, il n’y a pas de pays de l’UE-15 qui n’ont pas connu l’expérience de l’élargissement.

Dans cet article, j’ai utilisé une méthodologie qui permet de contourner cette difficulté : la méthode du contrôle synthétique introduite par Abadie et Gardeazabal (2003). L’idée est de construire un groupe de contrôle dit « synthétique » comme la moyenne pondérée de pays non affectés par l’élargissement de l’UE afin de créer un groupe de contrôle hypothétique. Ces pays proviennent de ce que l’on appelle un groupe de donateurs. Les pondérations de chaque pays sont choisies de manière que la dynamique du pays traité, l’UE-2004 ou l’UE-15, et du contrôle synthétique soit la même avant 2004. Si l’élargissement de l’UE a eu un effet causal en 2004, le PIB par habitant du pays traité sera différent de celui de son contrôle synthétique.

Un gain de niveau de vie important pour les nouveaux entrants

Le graphique 2 présente le PIB par habitant de l’UE-2004 (à gauche) et de l’UE-15 (à droite), ainsi que de leur contrôle synthétique respectif. Selon ces calculs, la différence entre l’UE-2004 et son contrôle synthétique est de 8 433 USD en 2019. L’adhésion de ces pays à l’UE en 2004 a donc entraîné une amélioration en 2019 de leur PIB par tête de 32 %. Près d’un tiers de leur niveau de vie actuel peut ainsi être attribué à leur adhésion à l’UE. Entre 2004 et 2019, environ la moitié de l’augmentation du PIB par habitant est ainsi due à l’UE. Il s’agit d’un effet positif très important que l’on peut attribuer à des changements d’institutions, de politiques publiques, de réglementations, de diminution des barrières commerciales.

Un calcul similaire pour l’UE-15 n’indique pas d’effet positif ou négatif important de l’adhésion des pays de l’UE-2004 sur lui. Comme le montre la partie droite du graphique 2, la dynamique du PIB par habitant de l’UE-15 suit de près la dynamique du groupe de contrôle synthétique.

Comme expliqué dans l’article, ces résultats sont robustes à plusieurs tests statistiques classiques : l’effet positif de l’adhésion à l’UE sur le PIB par habitant des nouveaux États membres est toujours présent à l’issue de tous ces tests ; pour l’UE-15, le résultat de ces tests est cohérent avec l’absence d’effet notable de l’élargissement de 2004.

En résumé, l’élargissement de l’UE en 2004 a été remarquablement bénéfique pour les nouveaux États membres sans que cela n’ait freiné la hausse du niveau de vie des anciens membres tout en ne leur coûtant rien.

Par quels mécanismes l’adhésion a-t-elle permis ce miracle économique ?

Pour mieux comprendre les causes de cet effet bénéfique attribué à l’adhésion à l’UE en 2004, je procède à un simple exercice de comptabilité de la croissance, dans l’esprit de Solow (1957) et similaire à Baqaee et Farhi (2019). Cet exercice consiste à décomposer la croissance du PIB à partir de la contribution des facteurs de production tels que le capital et le travail, et de la contribution du “résidu de Solow”. Ce dernier est souvent considéré comme une mesure de la productivité qui capture le progrès technologique, une meilleure allocation des facteurs, et tout changement dans les frictions sur le marché du capital et du travail. Un tel exercice peut indiquer dans quelle mesure le gain de croissance est dû à un plus grand nombre de personnes travaillant – la contribution du travail-, à un plus grand nombre de machines utilisées – la contribution du capital-, ou à une meilleure productivité.

Cet exercice de comptabilité de la croissance montre que la contribution du capital et du travail à la croissance du PIB est environ 60 % plus élevée dans l’UE-2004 que dans le groupe de contrôle synthétique. La contribution du “résidu de Solow” est, elle, presque trois fois plus importante. L’adhésion à l’UE semble donc générer une augmentation beaucoup plus importante et durable de la croissance de la productivité.

Un examen plus approfondi des données sur les composantes de la demande (consommation, investissement, dépenses publiques, exportations/importations) et d’autres agrégats macroéconomiques tels que le taux d’emploi ou l’investissement direct étranger montrent une convergence vers un niveau stable avant ou autour de 2004. Ces variables convergent vers un niveau supérieur, inférieur ou similaire à celui de l’UE-15

Pour l’UE-2004, les indices de réglementation des marchés de l’OCDE ont convergé vers un niveau similaire à celui de l’UE-15. Toutefois, les données ne sont disponibles que pour quelques années et pour un sous-ensemble de nouveaux États membres (principalement la Pologne et la Hongrie avant 2008).

L’adhésion à l’UE se traduit par une convergence rapide des principales variables macroéconomiques, et d’une productivité totale des facteurs  qui combler l’écart avec l’UE-15 (Graphique 3). L’UE enregistre un gain important de PIB par habitant pour ses nouveaux membres, qui est dû à des gains de productivité importants et soutenus.

L’adhésion à l’UE: un gain pour les entrants sans perte pour les autres

L’adhésion de nouveaux membres à l’UE a eu un effet important et positif sur leur niveau de vie, sans coût ni gain les anciens pays membres. L’élargissement de l’UE semble donc être un jeu à somme positive. L’analyse des données montre que la productivité, mesurée par le résidu de Solow  joue le rôle le plus important.

Ces résultats soulèvent toutefois de nouvelles questions. Des recherches complémentaires sont nécessaires pour comprendre le mécanisme par lequel un changement de politiques, de réglementations et d’institutions peut avoir des effets positifs aussi importants sur le PIB par habitant et la productivité.

Plusieurs mécanismes sont à explorer, tels que les transferts technologiques, la concurrence, le commerce, la migration, les transferts fiscaux et la politique monétaire, pour n’en citer que quelques-uns. Il existe des données microéconomiques qui sont déjà et pourraient être exploitées pour répondre à ces questions. Avec une bonne compréhension de ces mécanismes, nous pourrions évaluer l’impact qualitatif et quantitatif de future vagues d’adhésion. En 2024, neuf pays sont actuellement candidats à l’adhésion à l’UE, dont l’Ukraine.

Références bibliographiques

Abadie, Alberto and Javier Gardeazabal, “The Economic Costs of Conflict: A Case Study of the Basque Country,” American Economic Review, March 2003, 93 (1), 113–132

Baqaee, David Rezza and Emmanuel Farhi, “The Macroeconomic Impact of Microeconomic Shocks: Beyond Hulten’s Theorem,” Econometrica, July 2019, 87 (4), 1155–1203.

Feenstra, Robert C., Robert Inklaar, and Marcel P. Timmer, “The Next Generation of the Penn World Table,” American Economic Review, October 2015, 105 (10), 3150–82.

Grassi, Basile “The EU Miracle: When 75 Million Reach High Income”, IGIER Working paper, n709, May 2024.

Solow, Robert M., “Technical Change and the Aggregate Production Function,” The Review of Economics and Statistics, 1957, 39 (3), 312–320.




Le Pacte vert européen : mesurer pour consolider

Jérôme Creel, Eloi Laurent et Emma Laveissière

Alors que les capitales et les gazettes européennes bruissent de rumeurs insistantes sur sa fin prochaine, il peut être utile de se souvenir que le Pacte vert européen n’aurait pas dû voir le jour. Le « European Green Deal » est, de fait, un accident résilient : il n’était au programme d’aucun parti lors de la campagne électorale pour le Parlement européen de 2019 et il a depuis lors survécu au Covid 19, à l’impérialisme russe et au choc inflationniste.



Les organisations non gouvernementales ont assurément raison aujourd’hui de s’inquiéter des régressions environnementales en cours et à venir dans un contexte où les urgences sociales sont trop souvent instrumentalisées contre l’urgence écologique, mais il y a au moins trois raisons de penser que le Pacte vert européen est là pour longtemps : la dépendance institutionnelle au sentier (path dependency), le socle de valeurs de l’UE et les aspirations des Européens.

Premièrement, le Pacte vert fait désormais partie de la construction européenne :  inscrit dans le marbre de dizaines de dispositions législatives protégées par les réglementations communautaires, il ne sera pas aisément démantelé. Deuxièmement, il découle directement de l’engagement de l’UE en faveur de la soutenabilité, qui date d’il y a au moins 30 ans et n’a jamais été aussi pertinent, à une époque où la biosphère souffre et s’effondre par endroits et où le continent européen réalise sa vulnérabilité grandissante (l’Europe est le continent qui se réchauffe le plus vite au monde). Troisièmement, bien qu’imparfaitement, il reflète les aspirations des citoyennes et citoyens de l’UE, qui placent désormais systématiquement les questions environnementales parmi leurs préoccupations principales.

En revanche, le Pacte vert manque encore de cadrage analytique et de précision statistique, en somme de consolidation empirique. Comment mieux comprendre son architecture ? Comment mieux évaluer sa robustesse ?

Comprendre le Pacte vert : l’apport de l’économie écologique

Le Pacte vert est souvent synthétisé visuellement sous la forme du graphique qui figure en ouverture de la communication inaugurale du 11 décembre 2019 « Le pacte vert pour l’Europe » :

Ce schéma est utile mais il ne permet pas de comprendre l’architecture du Pacte vert, ni notamment de saisir l’articulation entre ses différents objectifs. On peut choisir pour clarifier le cadre conceptuel du Pacte vert de s’appuyer sur les principes de l’économie écologique, l’une des sources d’inspiration de la Commission européenne, laquelle encastre les systèmes économiques et sociaux dans leur contexte biophysique. Le Pacte vert européen apparaît alors constitué de quatre piliers : la neutralité climatique (climat et énergie), le métabolisme économique (ressources et pollutions), le système de support (agriculture et alimentation) et le système vital (biodiversité et écosystèmes). Ces piliers peuvent être plus avant ordonnés en une pyramide dont l’ambition primordiale du Pacte vert, « devenir le premier continent neutre pour le climat », constitue logiquement le sommet (Figure 1) et dont le système vital constitue la base écologique.

Figure 1. Le Pacte vert européen en un coup d’œil

Source : auteurs.

Évaluer le Pacte vert : trois principes méthodologiques

Se pose alors la question de savoir comment traduire ces différents étages en indicateurs opérationnels. Pour cela, nous proposons trois principes.

Le premier consiste à mesurer la performance au niveau de l’Union européenne dans son ensemble plutôt que de comparer celles des États membres, en considérant les indicateurs sous forme de moyennes des 27. Ce choix résolument européen vise à éviter la tentation de faire du Pacte vert un « concours de beauté » où les « bons élèves » sont montrés en exemple aux « cancres ». D’une part, les spécificités nationales rendent souvent ces comparaisons dénuées de fondement, mais, plus fondamentalement, il nous semble que cette logique de rivalité et de concurrence fait suffisamment de dégâts en matière fiscale, budgétaire et sociale pour ne pas être reproduite dans le champ de la transition écologique.  Le Pacte vert est une stratégie commune pour les décennies à venir, et c’est au niveau de l’Union européenne que l’on peut mesurer son succès (ou son échec) avec le plus de pertinence.

Le deuxième principe consiste à utiliser tous les indicateurs inscrits dans les textes de loi et uniquement ceux-là. Eurostat propose par exemple une batterie de 25 indicateurs « pour le Pacte vert européen » mais la plupart d’entre eux ne figurent pas dans les dispositions législatives adoptées entre 2019 et 2024.

Enfin, pour suivre les progrès tangibles du Pacte vert, nous utilisons la distance à l’objectif 2030 de nos indicateurs à l’aide des données Eurostat en temps réel (les 25 indicateurs Eurostat mentionnés plus haut sont présentés sans rapport à un objectif).

Nous avons identifié 13 indicateurs intégrés dans les textes législatifs du Pacte vert dotés d’objectifs quantitatifs à horizon 2030 (en croisant différentes sources européennes, en particulier la Commission européenne et l’Agence européenne de l’environnement), ces indicateurs étant représentatifs des quatre piliers ou étages identifiés plus haut. Ces indicateurs forment un tableau de bord du Pacte vert.

Pour chaque indicateur, notre outil apporte trois éléments d’évaluation : l’historique reconstitué à partir des données officielles et mis à jour automatiquement à partir des bases d’Eurostat, le pourcentage réalisé par rapport à l’objectif 2030 (à la dernière date disponible) et le sens, positif ou négatif, de la dernière année de performance mesurée.

Nous avons en outre constitué à partir de ce tableau de bord un instrument de mesure synthétique ou composite : le « Green Deal Radar » (Figure 2) qui fait la moyenne des indicateurs de chaque pilier.

Figure 2. Le radar du Green Deal

Lecture : sur une échelle de 0 à 100%, 0 indiquant qu’aucun progrès n’a été accompli et 100% que tous les objectifs ont été atteints à horizon 2030 à date, les quatre piliers du Pacte vert sont positionnés et comparés.

Source : https://greendealemma.shinyapps.io/Pacteverteurop/

Tableau de bord et indicateur composite forment ensemble la boussole du Green Deal ou « Green Deal Compass ». Il ressort de notre indicateur composite, dont la forme évoque une pyramide, deux réalités parlantes : la première est que le Pacte vert est en bonne voie au regard des indicateurs en vigueur, le chemin déjà parcouru vers les objectifs 2030 oscillant entre les deux tiers (pour le pilier énergie-climat) et un quart (pour le pilier agriculture et alimentation). Mais, deuxième réalité objective, le Pacte vert est fortement déséquilibré en faveur de son pilier énergie-climat, les trois autres piliers étant compris entre environ un quart et un tiers du chemin parcouru (le pilier le moins avancé étant le pilier agriculture et alimentation, ce qui éclaire d’une lumière intéressante les débats intenses qui secouent le monde agricole dans nombre d’États membres depuis plusieurs mois au sujet des règlementations environnementales). 

On peut ensuite vouloir détailler la dynamique propre de chacun de ces piliers pour mieux comprendre les évolutions en cours (à l’aune des indicateurs existants, encore partiels). Le pilier énergie-climat est celui qui compte le plus d’indicateurs inscrits dans les textes européens et mesurables objectivement (six au total), ce qui n’est guère surprenant car c’est le cœur de la stratégie définie dès décembre 2019 par l’ambition d’« être le premier continent neutre pour le climat ». Mais, précisément, cette ambition de neutralité carbone se heurte à une réalité que les données permettent de dévoiler. Si la réduction des émissions de gaz à effet de serre est indéniablement forte pour l’ensemble de l’Union européenne, avec plus de la moitié du chemin parcouru vers la cible de 2030 (progrès soutenu par le déploiement des renouvelables et le développement de l’efficacité énergétique que les indicateurs retenus mettent en lumière), la tendance post-Covid n’est pas bonne, avec un fort rebond des émissions en 2021 (qui n’a pas été compensé par la baisse de 2022) et une réduction dont le rythme est jugé insuffisant par l’Agence européenne de l’environnement.

Mais surtout, la stratégie de neutralité carbone adoptée par l’UE suppose que le reliquat des émissions brutes (qui ne seront pas réduites à zéro) soit absorbé par les puits de carbone. Or l’indicateur d’absorption des émissions par les puits de carbone a lourdement chuté au cours de la dernière décennie sous l’effet de la crise climatique (feux géants, épuisement des écosystèmes, etc.).

Notre « boussole du Pacte vert » met donc en lumière une faille sérieuse, insuffisamment connue, de la stratégie européenne concentrée sur ses objectifs énergie-climat mais pas assez attentive à la vitalité des écosystèmes qui pourtant conditionne, à terme, leur atteinte (c’est aussi le problème de la performance climatique française sur l’année 2023).

On retrouve un autre déséquilibre dans l’analyse du pilier « Ressources et pollutions » qui montre qu’en parallèle du recul des émissions de gaz à effet de serre, la consommation de ressources naturelles ne diminue plus depuis dix ans, l’économie européenne est donc loin d’être encore soutenable. De la même manière, si les indicateurs de conservation des terres et des espaces maritimes au sein du pilier « Biodiversité et Écosystèmes » donnent à voir des progrès réels et encourageants vers les objectifs 2030, le recul des espèces d’oiseaux (qui symbolise une érosion bien plus large de la biodiversité dans l’Union européenne, notamment des populations d’insectes ou d’amphibiens) est continu depuis le début des années 1990 et s’est accéléré au cours des deux dernières décennies. Il existe bien entendu d’autres déséquilibres que notre outil ne permet pas de mesurer, à commencer par le manque d’ambition sociale du Pacte vert tel qu’il est aujourd’hui, une lacune soulignée dès son lancement (voir à ce sujet l’étude « A Blueprint for a European Social and Green Deal »).

La « boussole du Pacte vert » est un outil partiel et imparfait d’évaluation qui demande à être perfectionné et complété à mesure que les indicateurs du Pacte vert deviendront plus précis et nombreux. Cet outil permet néanmoins d’éclairer de manière objective un certain nombre de débats en cours et nous autorise une réponse claire à la question posée en ouverture de cet article. « Le Pacte vert européen atteint-il ses objectifs ? » Oui, mais de manière déséquilibrée, ce qui pourrait rapidement remettre en cause son succès encore fragile.




Projet de loi sur le logement abordable : vers des logements sociaux pour villes riches ?

Gregory Verdugo, Université Paris-Saclay, Evry, et OFCE[1]

En logeant près d’un ménage sur cinq en 2020, le logement social demeure une pièce centrale de la politique du logement en France. Parce qu’il concentre les ménages les plus pauvres et les immigrés d’origine non-européenne dont la probabilité de vivre en logement social est le double des natifs, sa répartition entre quartiers et communes façonne la ségrégation spatiale par revenus et par origine (Beaubrun-Diant et Maury 2022, Verdugo et Toma, 2018). Verdugo et Toma (2018) montrent que la progression plus rapide de la part d’immigrés dans les grands ensembles, les plus isolés des logements privés, explique une grande partie de la hausse de la ségrégation résidentielle de ce groupe tandis que, au contraire, la hausse de leur présence dans les logements sociaux moins ségrégués l’a modérée. Ainsi, toute politique affectant la production de logements sociaux et le profil de leurs locataires se répercute directement sur la ségrégation résidentielle en France.



Les constructions de logements sociaux sont soumises au bon vouloir des politiques municipales, comme en témoigne la loi SRU qui prévoit des pénalités pour les municipalités sous le seuil de 25% de logement sociaux. L’une des principales leçons de l’économie urbaine est que les principaux freins à l’offre de logement se situent au niveau des politiques locales (Gyourko et Molloy, 2015). Cette leçon apparaît pertinente pour le logement social. D’abord, les habitants des quartiers voisins, en particulier si leur population est socialement favorisée, peuvent être hostiles aux futures productions de logements sociaux par crainte qu’elles affectent la qualité du voisinage et se répercutent sur la valeur de leur bien. Les exemples sont nombreux que ce soit en zone rurale, dans les villes moyennes ou les grandes agglomérations. Des travaux récents montrent ainsi que les productions de logements sociaux en réponse à la loi SRU ont principalement eu lieu dans les quartiers les moins favorisés des municipalités (Chapelle Gobillon et Vignolle, 2022). Si l’offre de logement a bien augmenté en réponse à la loi, la concentration des ménages les plus modestes au sein des municipalités s’est également renforcée.

Une deuxième barrière aux productions de logements sociaux est que, lorsqu’elles sont importantes, elles peuvent modifier la composition de la population de la municipalité dans un sens qui peut être électoralement défavorable au maire en place, en particulier les maires de droite. Ces conséquences électorales peuvent les inciter à freiner les constructions ou tenter d’influer sur le profil des ménages admis dans les logements sociaux de la municipalité. Des travaux récents ont ainsi montré qu’à la suite des élections municipales, les maires de gauche construisent plus de logements sociaux que les maires de droite, et que les logements sociaux de leur municipalité, neufs ou anciens, accueillent plus d’immigrés (Schmutz et Verdugo, 2023)[2]. Ces constructions supplémentaires se traduisaient par des changements durables de la composition de la population non seulement dans le logement social mais aussi dans le logement privé, augmentant les chances de réélection des maires de gauche. On comprend donc l’inquiétude des maires de municipalités socialement favorisées envers des constructions qui mécontentent certains habitants des quartiers voisins et mettent en péril leur majorité.

Afin d’inciter les maires à construire, le ministre délégué du logement a ainsi présenté le vendredi 3 mai en conseil des ministres un projet de loi pour « développer l’offre de logements abordables ». Le projet propose de reformer la loi SRU en intégrant, pour les municipalités déficitaires mais ayant atteint plus de 15% de logement sociaux, la construction de logements sociaux intermédiaires destinés aux classes moyennes supérieures dans les quotas éligibles à la loi SRU, dans une limite de 25% des objectifs de construction. L’objectif est de rassurer les maires des municipalités carencées, principalement de droite, en garantissant que le profil socio-économique des habitants d’une partie des logements produits ne sera pas trop populaire.

Si cette disposition est adoptée, et qu’elle séduit les maires de municipalités carencées pour les inciter à construire, elle devrait renforcer les contrastes existants dans la population des logements sociaux entre municipalités de droite, orientées vers le logement intermédiaire, et municipalités de gauches, orientées vers le logement social pour les plus modestes. D’autant plus que le projet de loi offre une assurance supplémentaire aux maires en leur permettant d’allouer eux-mêmes le logement social nouvellement construit, et donc d’influencer directement le profil des ménages dans ces nouveaux logements. L’article 8 du projet de loi permettrait également aux bailleurs sociaux d’ajuster à la hausse les loyers au-delà des limites actuelles, ce qui pourrait accélérer la disparition du parc social à bas loyer et donc également contribuer à modifier le profil des futurs locataires.

Alors que ces dispositions devraient gentrifier le parc de logements sociaux des villes de droite qui construisent en réponse à la loi, d’autres dispositions pourraient appauvrir le parc destiné aux classes populaires. Afin de favoriser la mobilité dans le parc social, le ministre a annoncé que le texte permettrait la rupture du bail au bout de deux ans pour les ménages locataires d’un logement social dont les revenus dépassent le plafond de ressources de plus de 20% et qui sont ainsi assujettis au supplément de loyer de solidarité (SLS). La population touchée ne serait pas négligeable puisqu’elle concernerait, selon le ministre, 8% des ménages en logement social[3]. Si expulser ces ménages peut sembler légitime étant donné le caractère anti-redistributif des bénéfices qu’ils reçoivent, leur départ pourrait appauvrir la population des logements sociaux et leurs quartiers par des effets directs mais aussi indirects. L’équilibre résidentiel d’un quartier peut en effet être déstabilisé par le départ des ménages les plus favorisés et basculer vers une situation où seuls les plus modestes qui n’ont pas d’autres possibilités demeurent dans le quartier (Card, Mas, et Rothstein 2008).

Au final, s’il est mis en place, le projet de loi donnera plus d’incitation aux maires de droite de construire des logements, et cette hausse apparaît désirable dans les communes favorisées où la demande de logement est importante. Néanmoins, il risque de renforcer le dualisme existant avec des logements sociaux de municipalités de droite où les classes moyennes sont présentes, et des logements sociaux de municipalités de gauches concentrant les ménages les plus en difficulté et où lorsqu’un ménage atteint un seuil de revenus trop élevé, il risque l’expulsion.


[1] gregory.verdugo@sciencespo.fr

[2] Ces résultats sont cohérents avec des travaux quantitatifs récents démontrant l’existence de discrimination à l’accès au logement social (Bonnal, Boumahdi, et Favard 2013, Madec et al. 2023 ).

[3] Contrairement aux déclarations du ministre, si 8% des locataires de logement social dépassent bien le plafond de ressources, les derniers chiffres disponibles indiquent que le supplément de loyer de solidarité ne concerne en pratique que 3,2% des ménages du parc social, soit 40% des ménages au-dessus du plafond.