Epidémiologie de la Grande Peur

Histoire Économique
France
Autrices, auteurs
Affiliations

Directeur de CAC – Cliometrics And Complexity, Institut Rhône-Alpin des Systèmes Complexes

Professeur des Universités, LED, Université Paris 8

Chercheur affilié OFCE

Directrice adjointe de CAC – Cliometrics And Complexity, Institut Rhône-Alpin des Systèmes Complexes

Professeure des Universités, LEAD, Université de Toulon

Chercheure affiliée OFCE

Date de publication

8 septembre 2025

Dans un article récemment publié dans Nature (Zapperi et al., 2025), nous analysons dans une perspective de cliométrie et complexité, la diffusion de la Grande Peur pendant la Révolution française, en reconstruisant à partir d’une analyse de réseau les cheminements de la Grande Peur et en les explicitant dans le cadre d’un modèle épidémiologique1. Nous montrons que la diffusion de la Grande Peur s’explique rationnellement par des facteurs géographiques, démographiques, socio-économiques et institutionnels.

1 Nous employons pour l’analyse de la diffusion de l’information un modèle épidémiologique SIRI, dérivé du modèle SIR de référence de Kermack et McKendrick (1927). Le modèle, qui comporte quatre états reliés par une matrice de transitions, permet de décrire la dynamique d’une épidémie causée par un agent pathogène pouvant créer des ré-infections (pour une revue de littérature de la mobilisation des modèles épidémiologiques dans les modèles macroéconomiques intégrés, voir Bastidon et Parent (2021))

Ce blog vise à restituer l’importance de ces résultats dans l’historiographie de la Révolution Française. Notre article résout en effet une énigme historique : la Grande Peur a-t-elle été le fruit d’émotions incontrôlées ou a-t-elle été une étape dans un processus révolutionnaire rationnel visant à renverser un système millénaire d’ancien régime ? Deux thèses principales s’affrontent sur le sujet : Elster (2020) et sa thèse des émotions vs Lefebvre (1932) et sa thèse d’un épisode rationnellement motivé, sans qu’aucun n’ait apporté d’éléments de preuve quantitative à ses assertions.

Pour Elster, tenant d’une approche comportementale2, la Révolution française a été le fruit d’actions la plupart du temps incontrôlées, menées par des paysans illettrés, sujets à suivre les rumeurs les plus folles, et prompts à s’enflammer pour un rien. Dans cette vision des choses, la Révolution française est analysée comme une succession d’actions illogiques et inconséquentes, chaque acteur étant sujet à des biais cognitifs3. La Grande Peur serait doublement emblématique de cet aspect des choses (1) : elle est l’expression même de biais cognitifs : (i) allégations supposées de brigands qui ravagent les récoltes en bande organisées ; (ii) soupçons pesant sur les nobles, alliés avec l’ennemi anglais et autrichien, suspectés de vouloir anéantir les acquis naissants et fragiles de la révolution, et pouvant prendre la tête des menées visant à la destruction des grains pour affamer les paysans ; (2) elle est l’expression même de la violence qui traverse la Révolution française : cette dernière démarre avec la Grande Peur, avec le saccage de châteaux pillés et brûlés, et se termine avec l’épisode de la Terreur ; le fil conducteur de la révolution française serait donc la violence.

2 Cf. Blog de l’OFCE Antoine Parent, « Repenser la Révolution française » paru le 13 septembre 2024.

3 Cf. Parent (2024), pour une analyse critique de cette approche.

A l’opposé, les travaux de Lefebvre (1932) analysent la Grande peur comme l’émergence d’une conscience collective prédémocratique contre le système inégalitaire d’ancien régime, avec, pour parler en des termes plus économiques, des acteurs averses à un millénaire d’inégalités et de privilèges, auxquels ils souhaitent mettre fin.

Nous apportons pour la première fois une réponse quantitative à ce débat à partir d’une reconstruction des réseaux de diffusion de la Grande Peur répliquant les cartes de France de Cassini de 1789 et d’une analyse épidémiologique qui nous permet de tester de potentielles variables explicatives comme autant de facteurs de risque associés à la propagation de la rumeur. Nos résultats confortent sans appel la thèse de Lefebvre que la Grande Peur, qui se déroule entre le 20 juillet et le 6 août, est un phénomène qui peut s’expliquer rationnellement dans le Momentum révolutionnaire démarrant avec la prise de la Bastille, le 14 juillet, se poursuivant avec l’abolition des privilèges dans la nuit du 4 août et la formation de la Garde Nationale (armée) le 10 août 1789. Nous cherchons à déterminer les voies de propagation de la rumeur et à tester leur association avec des variables explicatives géographiques, démographiques, socio-économiques et institutionnelles. L’important pour nous, en tant qu’économistes et cliomètres, est d’être parvenus à expliquer la diffusion de la Grande Peur, par un processus de rationalisation réductible à ces variables contextuelles. Nous trouvons que la logique de diffusion de la Grande Peur s’explique par des facteurs :

4 La montagne et la mer semblant constituer des barrières naturelles.

Voilà ce qui fait l’originalité et l’importance de notre recherche. Vouloir à toute force faire de la Grande Peur un moment emblématique d’une Révolution Française qui n’aurait été, du début à la fin, que violence exacerbée, est assurément une instrumentalisation et une distorsion de la réalité. Nous démontrons dans cette recherche que la « Grande Peur » est bien, pour reprendre l’expression de Lefebvre, le premier moment de « formation d’une conscience collective de la Nation ».

Références

Bastidon C., Parent A. (2021). « La modélisation économique à l’appui du choix public dans l’urgence de la pandémie de Covid-19 », Revue de l’OFCE, 173, n° 3, p. 5‑32.
Elster J. (2020). France Before 1789: The Unraveling of an Absolutist Regime, Princeton University Press.
Kermack W.O., McKendrick A.G. (1927). « A contribution to the mathematical theory of epidemics », Proceedings of the royal society of london. Series A, Containing papers of a mathematical and physical character, 115, n° 772, p. 700‑721.
Lefebvre G. (1932). La grande peur de 1789:-Suivi de Les Foules révolutionnaires, Armand Colin.
Parent A. (2024). « France after 1789: Essay on Elster’s France before 1789 », Journal of Economic Literature, 62, n° 3, p. 1230‑1255.
Zapperi S., Varlet-Bertrand C., Bastidon C., La Porta C.A., Parent A. (2025). « Epidemiology models explain rumour spreading during France’s Great Fear of 1789 », Nature, p. 1‑7.