Epidémiologie de la Grande Peur
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Dans un article récemment publié dans Nature (Zapperi et al., 2025), nous analysons dans une perspective de cliométrie et complexité, la diffusion de la Grande Peur pendant la Révolution française, en reconstruisant à partir d’une analyse de réseau les cheminements de la Grande Peur et en les explicitant dans le cadre d’un modèle épidémiologique1. Nous montrons que la diffusion de la Grande Peur s’explique rationnellement par des facteurs géographiques, démographiques, socio-économiques et institutionnels.
1 Nous employons pour l’analyse de la diffusion de l’information un modèle épidémiologique SIRI, dérivé du modèle SIR de référence de Kermack et McKendrick (1927). Le modèle, qui comporte quatre états reliés par une matrice de transitions, permet de décrire la dynamique d’une épidémie causée par un agent pathogène pouvant créer des ré-infections (pour une revue de littérature de la mobilisation des modèles épidémiologiques dans les modèles macroéconomiques intégrés, voir Bastidon et Parent (2021))
Ce blog vise à restituer l’importance de ces résultats dans l’historiographie de la Révolution Française. Notre article résout en effet une énigme historique : la Grande Peur a-t-elle été le fruit d’émotions incontrôlées ou a-t-elle été une étape dans un processus révolutionnaire rationnel visant à renverser un système millénaire d’ancien régime ? Deux thèses principales s’affrontent sur le sujet : Elster (2020) et sa thèse des émotions vs Lefebvre (1932) et sa thèse d’un épisode rationnellement motivé, sans qu’aucun n’ait apporté d’éléments de preuve quantitative à ses assertions.
Pour Elster, tenant d’une approche comportementale2, la Révolution française a été le fruit d’actions la plupart du temps incontrôlées, menées par des paysans illettrés, sujets à suivre les rumeurs les plus folles, et prompts à s’enflammer pour un rien. Dans cette vision des choses, la Révolution française est analysée comme une succession d’actions illogiques et inconséquentes, chaque acteur étant sujet à des biais cognitifs3. La Grande Peur serait doublement emblématique de cet aspect des choses (1) : elle est l’expression même de biais cognitifs : (i) allégations supposées de brigands qui ravagent les récoltes en bande organisées ; (ii) soupçons pesant sur les nobles, alliés avec l’ennemi anglais et autrichien, suspectés de vouloir anéantir les acquis naissants et fragiles de la révolution, et pouvant prendre la tête des menées visant à la destruction des grains pour affamer les paysans ; (2) elle est l’expression même de la violence qui traverse la Révolution française : cette dernière démarre avec la Grande Peur, avec le saccage de châteaux pillés et brûlés, et se termine avec l’épisode de la Terreur ; le fil conducteur de la révolution française serait donc la violence.
2 Cf. Blog de l’OFCE Antoine Parent, « Repenser la Révolution française » paru le 13 septembre 2024.
3 Cf. Parent (2024), pour une analyse critique de cette approche.
A l’opposé, les travaux de Lefebvre (1932) analysent la Grande peur comme l’émergence d’une conscience collective prédémocratique contre le système inégalitaire d’ancien régime, avec, pour parler en des termes plus économiques, des acteurs averses à un millénaire d’inégalités et de privilèges, auxquels ils souhaitent mettre fin.
Nous apportons pour la première fois une réponse quantitative à ce débat à partir d’une reconstruction des réseaux de diffusion de la Grande Peur répliquant les cartes de France de Cassini de 1789 et d’une analyse épidémiologique qui nous permet de tester de potentielles variables explicatives comme autant de facteurs de risque associés à la propagation de la rumeur. Nos résultats confortent sans appel la thèse de Lefebvre que la Grande Peur, qui se déroule entre le 20 juillet et le 6 août, est un phénomène qui peut s’expliquer rationnellement dans le Momentum révolutionnaire démarrant avec la prise de la Bastille, le 14 juillet, se poursuivant avec l’abolition des privilèges dans la nuit du 4 août et la formation de la Garde Nationale (armée) le 10 août 1789. Nous cherchons à déterminer les voies de propagation de la rumeur et à tester leur association avec des variables explicatives géographiques, démographiques, socio-économiques et institutionnelles. L’important pour nous, en tant qu’économistes et cliomètres, est d’être parvenus à expliquer la diffusion de la Grande Peur, par un processus de rationalisation réductible à ces variables contextuelles. Nous trouvons que la logique de diffusion de la Grande Peur s’explique par des facteurs :
Géographiques : la Grande Peur suit principalement les vallées ;
Démographiques : la rumeur se répand dans les zones les plus densément peuplées (ce qui invalide la thèse des émotions d’Elster qui défend au contraire que la rumeur se serait propagée dans les zones les plus reculées) ;
Sociologiques : la rumeur se diffuse dans les villes où le taux d’illettrisme est le plus bas, ce qui infirme, et de la façon la plus spectaculaire, les assertions d’Elster qui soutient le contraire, au nom d’un principe de « biais cognitif » postulé mais non vérifié ;
Economiques : la rumeur affecte les villes les plus riches et celles marquées par la plus forte inégalité de détention des patrimoines. Ce résultat est cohérent dans la mesure où la crainte de perte est positivement associée au degré de possession. Ce résultat corrobore également le résultat de Ramsay dans son étude monographique sur la région du Soissonnais, quand ce dernier note que la Grande Peur a touché surtout les régions céréalières des plaines, marquées par la Grande propriété foncière, et délaissant les régions de polyculture, plus pauvres, des collines environnantes.
Politiques : nous sommes en mesure de révéler un aspect majeur de la dimension politique de la Grande Peur. Nous montrons que la rumeur s’estompe dès le 6 août, aux franges du territoire, dans les Pyrénées d’une part, en Bretagne d’autre part4 mais surtout 2 jours après la nuit du 4 août et l’abolition des privilèges. C’est plus qu’une coïncidence, on peut lire l’extinction de la rumeur à l’aune de cette abolition des privilèges : la Grande Peur a été une mobilisation contre les inégalités d’Ancien régime qui s’est tarie, une fois son but atteint.
Institutionnels : les courants de la Grande Peur ont suivi les caractéristiques des droits de propriétés sur le territoire. Il s’agit peut-être de la contribution majeure de cet article. Les actions contre les nobles et les châteaux sont principalement répertoriées dans la partie du territoire où les droits féodaux sont sous le régime d’allodialité du « Nul seigneur sans titre », où c’est au noble de produire ses titres de propriétés sur la terre. De là, il devient rationnel pour les paysans de détruire en les brûlant, ces « livres terriers », actes de propriétés d’ancien régimes détenus par les seigneurs. Faute de pouvoir les produire, le seigneur perd les droits sur ses terres, et les taxes s’y rapportant. Cette frange du territoire couvre le sud-ouest (Aquitaine), le sud-est et se prolonge jusqu’au Nord-Est de la France. Nous montrons que ce sont là, statistiquement, que les exactions contre les droits de propriété ont été les plus nombreuses et significatives. Du fait du droit en vigueur dans les autres parties de la France d’Ancien régime, Centre et Ouest, c’est au paysan de prouver son droit de propriété (« Nul alleu sans titre ») : il suffit alors aux paysans de demander aux seigneurs des terres une renonciation écrite à leurs droits. Enfin, en particulier en Bretagne, le droit sur la terre est indissolublement lié au titre original (« Nul seigneur sans terre ») : il n’y a donc pas de moyen de le retirer au seigneur, ni de raison de détruire le titre. Nous mettons ainsi en lumière un trait inédit de la Grande Peur : que les acteurs de la Grande Peur sont parfaitement informés des droits de propriétés régissant leur territoire et qu’ils agissent rationnellement en conséquence. On est à l’opposé d’actions menées par des êtres incultes et ignorants de leurs droits. La Grande Peur possède indéniablement une dimension politiquement rationnelle. Elle apparaît, de façon ultime, comme un acte politique contre la féodalité.
4 La montagne et la mer semblant constituer des barrières naturelles.
Voilà ce qui fait l’originalité et l’importance de notre recherche. Vouloir à toute force faire de la Grande Peur un moment emblématique d’une Révolution Française qui n’aurait été, du début à la fin, que violence exacerbée, est assurément une instrumentalisation et une distorsion de la réalité. Nous démontrons dans cette recherche que la « Grande Peur » est bien, pour reprendre l’expression de Lefebvre, le premier moment de « formation d’une conscience collective de la Nation ».