Dépenses de défense : que faut-il attendre des annonces françaises et européennes ?

Europe
France
Prévision OFCE
Autrices, auteurs
Affiliation

OFCE, DAP

OFCE, DAP

Date de publication

30 avril 2025

Ce post est issu des encadrés sur les dépenses militaires en France et en Europe publiés dans la synthèse France et le chapitre consacré aux politiques budgétaires en Europe dans la prévision OFCE d’avril 2025

Depuis le début de l’année, la nouvelle administration Trump a multiplié les interventions, exhortant les autres membres de l’OTAN à augmenter leurs dépenses de défense - une réclamation que formulent les Etats-Unis depuis plus de vingt ans. Par ailleurs, avec une nouvelle stratégie de défense américaine plus centrée sur l’intérieur et la zone indo-pacifique, un scénario de désengagement américain du continent européen semble se dessiner. Dans ce contexte, nous avons pu assister à un nouveau tournant de la politique de défense européenne. Des mesures sont en discussion et certaines étapes préparatoires ont déjà été franchies, notamment en matière de financement, tant à l’échelle de l’UE qu’au niveau national (e.g., plan allemand dédié aux infrastructures et à la défense)1. Ce billet de blog revient en particulier sur le plan de la Commission Européenne et le cas de la France.

Plan ReArm Europe/Préparation à l’horizon 2030

Face à ces perspectives de désengagement américain et à la menace russe persistante, se réarmer est devenu une priorité pour l’Europe. Le 19 mars 2025, la Commission Européenne a dévoilé le Livre blanc pour une défense européenne, dans le cadre d’une préparation à l’horizon 2030. Ce Livre blanc présente des solutions pour combler les lacunes en capacités militaires, renforcer l’industrie de défense européenne, soutenir l’Ukraine et améliorer la préparation de l’Europe face aux menaces futures. Il inclut également le Plan ReArm Europe/Préparation à l’horizon 2030, qui aiderait les États membres de l’UE à financer l’augmentation de leurs dépenses de défense à hauteur de 800 milliards d’euros.

Le premier volet du plan aidera les pays de l’UE en les autorisant à s’endetter davantage. Il permettra aux pays d’activer la clause dérogatoire nationale du pacte de stabilité et de croissance pendant une période de quatre ans (2025-2028) et dans une limite d’1,5 point de PIB par an. Plus spécifiquement, les pays seront autorisés à dépasser leur objectif de déficit public approuvé par le Conseil de l’UE pour une année donnée à hauteur du minimum entre i) la variation des dépenses de défense de l’année en cours par rapport à 2021 rapportée au PIB, et ii) 1,5 point de PIB2.

2 Voir le communiqué de presse, la communication sur la prise en compte de l’augmentation des dépenses en matière de défense, et la fiche d’information sur le plan «ReArm Europe»/Préparation à l’horizon 2030.

Sous l’hypothèse que les États membres augmenteraient linéairement leurs dépenses de défense à hauteur de 1,5 point de PIB en moyenne d’ici à 2028 (ce qui correspond à une augmentation annuelle de 269 milliards d’euros à l’échelle européenne en 2028), la Commission estime que la dépense militaire cumulée supplémentaire sur 2025-2028 serait de 650 milliards d’euros sur quatre ans (graphique 1).

Graphique 1: Hausse supposée des dépenses militaires dans l’UE depuis l’annonce du plan ReArm Europe/Préparation à l’horizon 2030

Cette mesure pourrait bénéficier à tous les pays membres, notamment aux pays sous procédure pour déficits excessifs dont la France, dont les marges de manœuvre budgétaire sont très faibles. Elle augmentera la marge de manœuvre budgétaire des « bons élèves » avant qu’ils ne fassent l’objet d’une procédure concernant les déficits excessifs (e.g., l’Allemagne, l’Espagne) et des « mauvais élèves » (e.g., la France, l’Italie) avant qu’ils n’aient à fournir des efforts budgétaires supplémentaires. La définition des dépenses de défense prises en compte reste à préciser mais un calcul rapide nous permet d’évaluer celles de la France à 0,4 point de PIB en 2025 par rapport à l’objectif fixé3. On imagine tout de même mal des pays comme la France ou l’Italie considérer s’écarter de l’objectif fixé (encore moins à hauteur d’1,5 point de PIB) au risque de voir leur note être dégradée par les agences de notation, et la prime de risque sur la dette s’envoler.

3 Le budget de la défense hors pensions s’élève à 39,2 et 50,5 milliards d’euros en 2021 et 2025 respectivement, soit une hausse de 0,4 point de PIB. Le déficit public toléré via l’activation de la clause dérogatoire pourrait donc s’élever à 5,8 points de PIB au lieu des 5,4 approuvés précédemment par le Conseil.

4 Défense aérienne et antimissile, systèmes d’artillerie, munitions et missiles, drones et systèmes anti drones, mobilité militaire, intelligence artificielle, intelligence quantique, cyberdéfense, guerre électronique, capacités stratégiques et protection des infrastructures critiques.

5 Le groupe de pays membres de l’AELE et de l’EEE inclue l’Islande, le Liechtenstein et la Norvège.

6 Voir le communiqué de presse, la proposition de règlement établissant l’instrument Agir pour la sécurité en Europe (SAFE), et la fiche d’information sur le plan «ReArm Europe»/Préparation à l’horizon 2030.

Le deuxième volet du plan prévoit une enveloppe totale de 150 milliards d’euros de prêts aux Etats membres, désignée par l’acronyme SAFE (Security Action For Europe), financée par la Commission européenne grâce à l’émission d’obligations ou à des emprunts auprès d’institutions financières. Les termes des prêts devraient être avantageux mais les conditions d’éligibilité sont restrictives. Par exemple, les prêts devront être utilisés pour financer des acquisitions dans les domaines de défense prioritaires4. D’autre part, les demandes devront être adressées aux industries des pays membres de l’UE, de l’Ukraine, et des pays membres de l’Association Européenne de Libre-Échange (AELE) qui font également partie de l’Espace Économique Européen (EEE)5, et les composantes des produits acquis devront provenir de ces pays (à hauteur d’au moins 65% du coût total des composantes). A noter que cette liste (non-exhaustive) de critères pourra être étendue aux « pays partageant les même valeurs » (e.g., les pays en voie d’adhésion, candidats, candidats potentiels) et aux pays ayant signé un partenariat de sécurité et de défense avec l’UE comme le Japon par exemple6.

Graphique 2: Dépenses publiques de défense des pays UE-OTAN (+ Royaume-Uni) (2024)

Les critères d’éligibilité de cette facilité de prêt semblent assez contraignants pour des pays comme l’Italie par exemple, dont la quasi-totalité des importations d’armes provient des Etats-Unis (graphique 3). Par ailleurs, elle devrait entraîner une réallocation de la demande vers les pays du groupe UE-Ukraine-AELE/EEE qui ont déjà une industrie de la défense importante et spécialisée dans les domaines ciblés. Cela pourrait profiter à des pays comme la France et la Suède dont le ratio dépenses publiques de défense sur PIB est légèrement au-dessus de la moyenne de l’UE7 (graphique 2) et qui importent peu d’armes (graphique 3). A noter cependant que la mesure des importations dans les données du SIPRI (Stockholm International Peace Research Institute) est basée sur les coûts de production connus d’un ensemble d’armes et vise à représenter le volume du transfert plutôt que sa valeur marchande8.

7 Les dépenses de défense totales des pays de l’UE s’élevaient à environ 1,9 point du PIB de l’UE en 2024 d’après l’Agence européenne de défense.

8 Le SIPRI mesure les transferts internationaux d’armes en TIV (Trend Indicator Value), une unité qui reflète le coût de production des transferts, pour permettre les comparaisons entre pays. Il n’estime pas leur valeur marchande, car cela supposerait de s’appuyer sur des données officielles des gouvernements. Or, il n’existe pas de définition internationalement reconnue de ce que recouvre le terme « armes », ni de méthodologie normalisée pour la collecte et diffusion de ces informations.

Graphique 3: Importations d’armes des pays européens sur la période 2020-2024

Quel effet attendre des annonces françaises ?

Les récentes déclarations du Président Macron et du Ministre des Armées suggèrent que le budget de la défense sera revu à la hausse par rapport à ce qui était prévu par la loi de programmation militaire de 2024-2030 (LPM 2024-2030). L’objectif serait d’atteindre 90 à 100 milliards d’euros par an mais, à ce stade, l’horizon et le financement de cette dépense additionnelle sont encore floues. Une augmentation de l’impôt serait exclue, ce qui suggère un financement par la dette ou bien une réduction des dépenses. L’impact sur l’activité dépendra notamment de la dynamique de l’impulsion budgétaire (i.e., la variation du budget de la défense), ainsi que de l’effet multiplicateur (i.e., la variation de PIB induite par la variation du budget de la défense).

Dans nos prévisions d’avril 2025, nous avons retenu l’hypothèse d’une augmentation additionnelle du budget de la défense de 7 milliards d’euros en 2026 (soit 10 milliards d’euros au total avec la LPM 2024-2030). Cette valeur suppose : i) que la loi de finance 2025 ne soit pas modifiée, ii) une augmentation linéaire du budget de la défense jusqu’à atteindre 100 milliards d’euros en 2030 soit 3,4 points de PIB (graphique 4), et iii) que les entreprises de la base industrielle et technologique de défense (BITD) soient en mesure de répondre à l’augmentation des carnets de commande. Cette dernière condition est assez optimiste étant données les tensions sur les capacités de production de ce secteur (Insee 2024) et les difficultés de financement signalées par les entreprises, ce qui suppose que de nouvelles dispositions soient prises pour les aider.

Graphique 4: Trajectoire des dépenses militaires pour atteindre 100 milliards d’euros en 2030

La question de l’effet multiplicateur des dépenses de défense est complexe. A court terme, la logique keynésienne prédit un effet multiplicateur sur l’activité d’autant plus grand que la propension marginale des ménages à consommer leur revenu est élevée, que l’effet de l’ augmentation anticipée des ventes sur l’investissement domine l’effet de l’augmentation du coût de financement, et que la balance commerciale réagisse peu. Les estimations du multiplicateur budgétaire en général varient entre 0,3 et 2 en fonction de la méthode utilisée pour l’estimer et de la définition du multiplicateur retenue (Ramey 2019). Au-delà des déterminants traditionnels, le multiplicateur pourrait également dépendre de la composition de la dépense. Malizard (2015) documente qu’une augmentation des dépenses militaires d’équipement (e.g., dissuasion, opérations d’armement, infrastructures, prospective et préparation de l’avenir, etc) aurait un effet positif sur l’investissement privé tandis que les dépenses hors équipement (personnel et fonctionnement, hors pensions) le réduirait9. A noter cependant que, contrairement à des investissements classiques, une grande partie des équipements militaires ont pour vocation à dissuader l’ennemi, ce qui limite leur effet d’entraînement sur le reste de l’économie.

9 Voir Observatoire économique de la défense (2024) pour plus d’informations sur les catégories de dépense.

10 Pour fixer les idées, on peut prendre l’exemple de la R&D dans les semi-conducteurs financée par le Département de la Défense américain pendant la Guerre Froide. Ayant bénéficié de financements, des entreprises comme Fairchild Semiconductor et Texas Instruments avaient développé des transistors et des circuits intégrés pour les systèmes de guidage de missiles, les radars et les programmes spatiaux, et avaient par la suite adapté ces technologies à un usage civil. Texas Instrument avait, entre autres, développé la première calculatrice de poche (TI-2500).

A plus long terme, les dépenses militaires de R&D qui prennent la forme de financements publics accordés à des entreprises privées pourraient également stimuler la croissance, via leur effet sur la R&D des entreprises privées et sur la croissance de la productivité (Moretti, Steinwender, et Van Reenen 2025). Cet effet n’est cependant pas garanti puisqu’il devrait dépendre de l’élasticité prix de l’offre de travail des chercheurs/développeurs (Bloom, Van Reenen, et Williams 2019), ainsi que de la possibilité d’adapter les innovations à des usages civils10.

Table 1: Déterminants de l’effet multiplicateur d’une hausse du budget de la défense
Déterminants Définition Effet sur le multiplicateur
Composition de l'augmentation de la dépense de défense
Part de l'équipement Ambigu
Part de la R&D Ambigu
Déterminants traditionnels
Propension marginale à consommer Δ C / Δ Y Positif
Accélérateur d'investissement Δ I / Δ Y Positif
Effet de taux d'intérêt sur l'investissement Δ I / Δ i Négatif
Propension marginale à importer Δ M / Δ Y Négatif
Effet Marshall-Lerner Δ NX / Δ E Négatif
Note: Y, C, I, i, M, NX, E signifient respectivement production, consommation, investissement, taux d'intérêt, importations, balance commerciale, et taux de change (prix d'une unité de monnaie étrangère en monnaie domestique)

Références

Bloom, Nicholas, John Van Reenen, et Heidi Williams. 2019. « A toolkit of policies to promote innovation ». Journal of economic perspectives 33 (3): 163‑84.
Insee. 2024. « Note de conjoncture (juillet) ».
Malizard, Julien. 2015. « Does military expenditure crowd out private investment? A disaggregated perspective for the case of France ». Economic Modelling 46: 44‑52.
Moretti, Enrico, Claudia Steinwender, et John Van Reenen. 2025. « The intellectual spoils of war? Defense R&D, productivity, and international spillovers ». Review of Economics and Statistics 107 (1): 14‑27.
Observatoire économique de la défense. 2024. « Annuaire statistique de la Défense 2011-2012 ».
Ramey, Valerie A. 2019. « Ten years after the financial crisis: What have we learned from the renaissance in fiscal research? » Journal of Economic Perspectives 33 (2): 89‑114.